“ Je suis né à 16h03, au cours d’une journée lourde et étouffante, au plus chaud du mois d’août, dans un coup de tonnerre. J’ai mis vingt minutes seulement à naître, pile pour voir éclater l’orage qui menaçait depuis des heures, alors que ma tête émergeait des eaux primordiales, véridique.
Je ne sais pas ce que valait ma précédente incarnation, mais celle-ci a débuté sous des auspices résolument rock n’ roll. Lion ascendant Scorpion. Solaire et nocturne, masculin et féminin, appolinien et plutonien, jour et nuit (comme Ranma ½ ), en tension permanente, passionné flegmatique, éclat de fureur berserk traversant mes yeux d’ardoise, A Song of Fire and Ice… Personne n’est jamais 100% à l’aise devant moi. Il y a deux choses que les Hommes ont du mal à regarder en face: le soleil et la mort.
Au Nord de Rome, sur le Mont Soracte, il y avait durant l’Antiquité un temple unique, où Pluton et Apollon étaient simultanément vénérés. Le peuple qui habitait la région, les Falisques, considérait qu’il devait à la fois honorer la chaleur souterraine et celle de l’astre du jour. Les prêtres du temple se faisaient appeler les Loups de Soracte, et célébraient des cérémonies au cours desquelles ils dansaient, pieds nus, sur des charbons ardents.
Piétiner sur des braises, c’est bien mon style… Chaque jour à pieds joints sur le grand barbecue de la vie, sur la brèche, toujours les arcades en sang comme un boxeur de MMA, à patiner en 1ère dans le bourbier dans un vacarme de scie sauteuse…
Lorsque je débarque en soirée avec démarche bancale et air condescendant, ça passe ou ça casse : mes vibrations intérieures subjuguent ou inquiètent, fascinent ou indisposent…
Je sépare les foules en deux comme Moïse la Mer Rouge. On a tous un rôle à jouer, et manifestement, je suis ici-bas pour diviser. Autour de moi ça parle de rassembler, de valeurs communes, de vivrensemble, de fraternité universelle ou d’e mindset orienté teamwork, mais moi je ne me suis jamais senti de valeurs commune ni de fraternité avec quiconque, sauf mon chat, et une fille ou deux parfois… Autour de moi ils se croient tous fondés à me demander de socialiser avec eux, à mettre dans un pot mes rêves et les leurs pour qu’il en sorte un rêve collectif qui ne ressemblera aux miens ni de près ni de loin….. Liberté, Egalité, Fraternité ? Je ne suis pas libre, je ne suis l’égal de personne, et je suis fils unique.
Les points communs me désolent, car ils m’enferment dans les atavismes dont je sais que je ne peux m’échapper, me rappellent que je n’ai presque rien choisi de ce que je suis, et je préfère pointer du doigt nos différences irréductibles. Nos plus petits dénominateurs singuliers. Ce qui fait de chacun de nous une anomalie précieuse et incomparable traversant l’infini en comète, l’espace d’un instant. Je suis un dissociateur, un dissolvant universel, un brûleur de ponts et d’idoles. Un liquide révélateur, qui comme Morphéus distribuant ses pilules rouges, est là pour rappeler aux Hommes non ce qui les englue, mais ce qui les détache. Là pour leur rappeler qu’ils sont avant tout des individus, des atomes et non des molécules. Là pour les empêcher de se vautrer dans la foule indifférenciée. Là pour leur rappeler que la fission dégage infiniment plus d’énergie que la fusion, que le particulier est supérieur au générique. Là pour transformer les moutons en béliers.
Nous sommes traversés par des différences fondamentales. Nous sommes des monades, éloignées les unes des autres par des galaxies entières, des particules élémentaires, nous n’arriverons jamais à vraiment nous comprendre. Et je trouve ça magnifique, car il n’y a qu’en prenant conscience de cette altérité radicale qu’on peut espérer arriver à éprouver un jour de l’empathie.
J’ai toujours trouvé fascinant chez les autres ce qui n’était pas moi. Désiré ce qui me manquait. Cherché le complémentaire, le remblai pour combler mon trou à l’âme. Je me suis toujours focalisé sur les différences, plutôt que sur les points communs. Je suis un hétéro total, inclusif et intersectionnel. Je hais les miroirs et les narcissiques, car je sais que la société du selfie rime curieusement toujours avec grégarisme, étiquettes et castes. Ces sociétés où l’on se colle à soi-même des tampons factices, pour se débarrasser du fardeau de l’individualité en s’oubliant dans une tribu de réducteurs de tête, comme Robinson se vautre dans la soue. Dès qu’on est plus de deux, c’est la collectif qui commence, le conditionnement, le social, l’oppression, le mimétique, la minéralisation.
Mon seul vrai combat politique finalement, l’objet véritable de toutes mes révoltes pétaradantes, c’est l’hypocrisie qui ravage ce monde. Les Tartuffes moralistes qui pullulent dans cette époque lisse et instagramisée. Des légions de dégoûtants sociopathes narcissiques utilisent à leur profit le néo-puritanisme postmoderne, et c’est un devoir que de les démasquer. Je ne me sens jamais autant accompli que lorsque j’arrive à montrer que le Roi est nu, que le Veau d’Or est en toc et que les moralistes qui tartinent nos timelines avec leurs indignations de vieilles chaisières sont en réalité de parfaites ordures glaciales et égocentriques.
Il n’y a rien de plus beau que de saccager des idoles, de brûler une verrue à l’azote liquide, de raser une nuque, de scier un membre gangréné, de renverser la coiffe d’un évêque, de déverser une bouteille de destop dans des toilettes bouchées, de décapiter un despote, de faire gicler le pus d’un gros bouton dans le dos, d’abattre une statue, de faire de la place, pour y voir un peu plus clair, méthode Marie Kondo pour tous. Une fois le caillot dissout, le sang circule librement dans les veines, et le corps se réoxygène.
Chaque être humain a une face cachée, et agit selon des ressorts occultes, comme s’il avait une confrérie d’Illuminatis au fond du crâne. C’est pour ça que je sonde les autres sans cesse, à coups de piques et de traits d’humour cinglant. Pour faire surgir ce qu’ils ont dans le ventre. Ce qui est caché est toujours plus édifiant que ce qu’on exhibe (et les défauts sont toujours plus intéressants que les qualités). Je cherche toujours la faille dans l’armure, je désacralise, démystifie, arrache les masques et les voiles, indifférent à ce qu’une telle démarche peut avoir d’insupportable, d’angoissant et d’inquiétant pour l’esprit humain avide de certitudes et de faux-semblants rassurants. J’adore amener les autres malgré eux sur leurs territoires refoulés, là où toute explication rationnelle s’étrangle. Je sème le doute et la perplexité, les deux acolytes des hommes libres et lucides…
Carl Jung a une théorie là-dessus : la part d’ombre. Il y a dans chacune de nos personnalités une part maudite, refoulée, incarnant tout les défauts qui nous révoltent et que nous n’acceptons pas chez nous. Cette part d’ombre finit toujours par s’exprimer, et se projette sur des névroses, des obsessions, des troubles somatiques, ou tout simplement sur un grand Autre extérieur et plus ou moins abstrait : la société, les franc-maçons, le capitalisme, les communistes, etc. Ce dernier canal d’expression fait de très bons militants politiques, révoltés contre ce qu’ils ne supportent pas chez eux-mêmes, et qu’ils croient percevoir chez tout ce qui n’est pas eux.
D’une manière générale, plus les gens ont une part d’ombre élevée, plus ils sont remplis de saloperies jusqu’aux molaires, et plus ils vont avoir tendance à compenser, à s’afficher en moralistes et en parangons de vertu… On appelle ça le « signalement de vertu ». Si je tambourine assez fort, si je crie suffisamment sur tous les toits ma pureté morale, alors les gens ne verront pas que je suis en réalité un gros dégueulasse, pour faire court. Moi ma part d’ombre je la connais bien… On se tolère, maintenant, elle et moi… Je sais ce que contient mon petit abysse privé, et pour rien au monde je ne ferais la morale à qui que ce soit.
J’ai mis un peu de temps à maîtriser toute cette énergie… J’aimerai vous y voir aussi, à essayer de canaliser tout un soleil dans un pointeur laser… Plus jeune, il m’était quasiment impossible de passer une soirée sans finir par avoir la moitié de la pièce liguée contre moi à force de provocations, jouissant d’être seul contre tous, changeant de point de vue et de personnage comme de chemise, pour m’assurer que personne ne puisse se ranger de mon côté, solitude maximum, le pas de côté intégral, position d’artiste total. Jamais personne n’a réussi à me faire taire, même avec couteau sur la jugulaire une fois, je continuais à invectiver l’ennemi de paroles coercitives terribles les yeux dans les yeux avant qu’on nous sépare… Je me suis calmé depuis, maintenant, je sais rester pile sur la ligne jaune, sans jamais déborder… Tout ça pour faire mon intéressant, recouvrir de masques affreux (Hazukashi n’en est qu’un parmi d’autres) un geek plutôt gentil et aux goûts simples.
Après, je reste faire fair-play. Je m’administre régulièrement tous ces purgatifs, par souci d’égalité. Je peux passer des nuits entières, tordu sous les draps, à brûler lentement ce que j’ai naguère adoré. Je construis des échafaudages d’obsessions, puis les réduis à néant lorsque ceux-ci ne correspondent plus à mes attentes. Une fille ? Une idée ? Un style ? J’y pense sans cesse puis soudain : tout au bûcher. Consomption. Cendres. Crise. Puis élaboration d’un nouvel échafaudage, à l’effigie de mes émotions du moment, des stimulations humaines ou conceptuelles chatouillant mes synapses. Il faut qu’à tout moment, je sois en train d’adorer, d’haïr ou de craindre un être ou une idée. Puis j’y fous le feu. Le réel est toujours décevant.
Au cours de ces décantations psychiques intenses et douloureuses, je déconstruis mes projections, je détourne mon désir et ma haine (ils vont toujours ensemble) et les plaque sur moi en attendant de pouvoir les projeter sur le prochain mur blanc de mes fantasmes. Je me fais dévorer le foie par des aigles toutes les nuits, lot de consolation pour tous les Prométhéens qui croient trop en l’Homme et en la vie. Et lorsque l’aube se lève, je renais à moi-même, nu et recouvert de fluides corporels comme au premier jour.
Tout mon processus créatif est élaboré sur ce modèle. Mon inconscient labyrinthique ressemble à la cité souterraine de Lost Izalith dans Dark Souls : un complexe souterrain où règne une chaleur étouffante, fait d’antiques et mystérieux temples, de torrents de lave, de trésors enfouis et de pièges mortels. Chaque phrase immédiatement persécutée et soumise à la question à peine couchée sur le papier. Immédiatement ridiculisée, dépassée, retournée, tant et si bien que je peux errer des mois et des mois dans ces sombres couloirs, sans avancer d’un pouce, déclenchant à chaque pas fléchettes empoisonnées et fosses remplies d’épieux.
Je n’essaie même pas de faire de la littérature: je viens d’une famille remplie de soldats et de psychanalystes. Je vous laisse imaginer le résultat en bout de chaîne. Je suis pas là pour faire du beau, mais pour ouvrir mon ventre et en déposer le contenu sur la table. Samouraï en permanent seppuku, tous mes textes mis bout à bout ne sont qu’un long poème de mort absurde et picaresque. L’auto-destruction, ça a toujours été mon point faible. Prisonnier de mes fantasmes, toujours à gratter contre des parois invisibles. Parcours ponctué de petites morts initiatiques et symboliques. Attitude sacrificielle, prix de mes transformations permanentes.
Je ne fais au fond que détailler les cauchemars récurrents qui occupent mes nuits depuis l’enfance, tournant autour des mêmes 5–6 obsessions, et qui me font me réveiller en sueur à 4h du matin, pour attraper fébrilement mon téléphone et essayer d’en noter quelques bribes, avant de sombrer à nouveau dans le néant. Au fil du temps, ils évoluent, se raffinent petit à petit, dans un lent et fascinant travail d’exploration de mon grenier intérieur. Comme une sorte d’escape game fonctionnant par sessions trop courtes pour résoudre d’un coup tout le réseau de symboles et d’énigmes qui m’entoure. Ou un rogue-like dans lequel on ferait des runs chronométrées en essayant à chaque fois d’aller le plus loin possible…
Mon père est officier, mon grand-père général, mon arrière-grand-père colonel et mon arrière-arrière-grand-père capitaine, et après ça remonte comme ça jusqu’à des raids vikings, et des gens qui boivent dans des crânes et écrivent de grandes sagas mélancoliques. Mon plus lointain ancêtre connu est un skáld islandais, un poète-guerrier de l’an 650 (chaque Viking devait être capable de réunir toutes les castes en un seul homme : savoir se battre, savoir cultiver sa terre, savoir produire sa propre poésie)… Ses descendants s’implanteront à Guernesey. Et me voilà dernier rejeton d’une caste de bellatores, sans titres ni quartiers. L’armée est le dernier refuge de la noblesse française, et ses gradés en ont tiré des moeurs d’aristo. C’est l’honneur et le prestige, les valeurs cardinales, dans la famille…
Dans le hall d’escalier d’une vieille ferme normande sont accrochées les photos de tous mes ancêtres, jusqu’au XIXème siècle… Ils ont tous le menton haut et l’air hautain de comtes anglais. Certains ont même des monocles…
De l’autre côté en revanche, on trouve un peu de tout, notamment des psys et des types qui ont fini par se cogner la tête contre les murs de leur cellule capitonnée. J’aime autant vous dire qu’avec ce pédigrée, j’ai parfois l’impression d’être dans une nouvelle de Lovecraft, lorsque le narrateur découvre progressivement qu’il descend en réalité d’une ancienne race impie d’hommes-crevettes et qu’après avoir réalisé, horrifié, l’abominable réalité, il finit par accepter son destin et part vivre dans une moulière sous-marine au pied d’une statue du Grand Cthulhu… Il est d’ailleurs fort possible que je termine moi-même mon existence sous les sables mouvants et vaseux du Mont Saint-Michel, tapi comme un alligator du bayou cajun.
En troisième couche, ajoutons que j’ai vécu mes deux premières années chez une aristocrate perse zoroastrienne ayant fui la révolution islamique de Khomeiny. Elle est passée de l’oisiveté d’un hôtel particulier à Téhéran avec gouvernante et cuisiniers à un F2 dans une tour du 13ème arrondissement décoré d’effigies d’Ahura Mazda, à garder des enfants. C’est chez elle que j’ai dit mon premier mot, en persan : aab. De l’eau…
J’en ai gardé un goût maladif pour le curcuma et les pistaches, une passion pour Nietzsche, une sympathie pour le feu sacré. Après ça, j’ai été élevé par une famille de Colombiens catholiques couverts de tatouages et de cicatrices, mélanges improbables de Sam Gamegie et Machete, et qui ont fait de ma seconde langue maternelle un espagnol sonnant comme les faubourgs de Bogotá (quartier Chapinero)… Mais ce sera pour une autre histoire.
De cet héritage baroque j’ai tiré la conscience aigüe d’un déclin inéluctable, une obsession pour la dégénérescence biologique, et un sentiment d’urgence débordant. La grande meule de l’Histoire tourne en écrasant tout sur son passage, on ne peut qu’accompagner le rythme des saisons. Je suis un fils de vieux, donc à la génétique faiblarde, l’enfant unique de baby-boomers qui ont connu un Âge d’Or, élevé par des exilés, broyé par le déclassement, j’ai grandi avec la perspective d’être le dernier de ma lignée. Les gens qui portent mon nom en France, il y en a trois en tout. Tout n’est qu’une lente déchéance. Jamais je n’atteindrai le niveau de vie de mes parents. Jamais je ne serai propriétaire de mon logement. Jamais je ne pourrai fonder une famille. Jamais je ne pourrai être autre chose qu’un esclave stérile d’open-space pourrissant dans un monde qui s’effiloche chaque jour un peu plus.
Je m’accroche à des bibelots et à une histoire familiale mythifiée comme un gamin sonné par un bombardement et errant au milieu de ruines remplirait ses poches de bouts de poteries. J’essaie de maintenir maladroitement les quelques pauvres traditions qu’il y a dans ma famille, comme les Français d’Apocalypse Now terrés dans leur plantation fantomatique et sans issue.. Je collectionne des souvenirs épars des années 80–90 où tout était plus simple… un vieux manteau Burberry’s… un tableau de peintre de marine… un Bouddha en jade du XIXème siècle… des vinyls trouvés à Hong-Kong… des VHS… un saint en bois du XVIIIème… des vestiges issus d’une époque où l’on avait un certain niveau de vie. Des reliques, un patrimoine familial symbolique et sans véritable valeur pécuniaire.. Juste le souvenir qu’un jour, il y a eu un passé. La nostalgie est un poison vicieux.
Toute mon enfance j’ai eu le sentiment de vivre des moments volés. De devoir me dépêcher de prendre tout ce que je pouvais car tout était en train de se casser la gueule. J’avais déjà le sens aigu du temps qui passe et qu’on ne rattrape jamais et qu’on ne revit jamais. Tout allait beaucoup trop vite. Propulsé au CP, puis au collège, puis à la fac, puis dans le monde du travail sans jamais rien capter comme si j’avais toujours un métro de retard…
Lors des vacances scolaires, je restais seul des heures à créer des decks Magic avec lesquels je jouait contre moi-même, lorsque la pluie clapotait aux carreaux, ou à me raconter des histoires sur la plage les jours de beau temps, m’entraînant pour les rares moments où je verrais mes cousins. Je passais plus de temps dans mes fantasmes et mon imaginaire, et lorsque je les voyais pour de vrai, je vivais ces moments à fond car je sentais que tout ça était bien court et rare. Je voyais mes parents, leurs trois malheureuses semaines de vacances annuelles et leur travail abstrait que je ne comprenais pas… Je sentais viscéralement que demain allait être merdique. Que l’âge adulte était une arnaque. Que toutes les variables étaient alignées pour me baiser la gueule… Chaque retour de vacances dans la Renault Nevada laissait la place à des larmes silencieuses et à la mélancolie. Le lendemain, ce serait le retour au cloaque parisien, à la prison de l’école, aux coups et aux humiliations.
Quand j’avais huit ans, des journalistes de France Inter sont passés dans ma classe de CE2 nous interviewer pour nous demander ce qu’on voulait faire plus tard… A l’époque les gosses voulaient pas encore tous être Youtubeurs, ils étaient plus simples et plus humbles, pour la plupart… Ils voulaient devenir « vendeur de chaussures, comme papa », ou pompier, ou docteur… Les filles voulaient être vétérinaires… Moi j’ai répondu : « écrivain, comme Stephen King », très fermement. Silence. J’avais jamais lu une ligne de Stephen King, mais les couvertures gore des années 90 me fascinaient au supermarché ou dans les librairies… Celles du Fléau, avec ses agonisants morveux, celles de Bazaar avec son étrange boutique, celles des Tommyknockers, insensées et anxiogènes, et surtout celles de Ça, qui montraient carrément un pauvre gosse se faire arracher le bras au fond d’un caniveau, surplombé par un clown sordide et ricanant… J’avais l’impression que dans ces livres il y avait des mystères, des réponses à des questions qu’on ne devrait jamais se poser, des continents occultes, des passages vers des dimensions parallèles, vers les coulisses du monde, où je pourrais assouvir ma soif de connaissances…
Les journalistes ils ont fait une drôle de tête… j’ai encore la cassette audio de l’émission. J’aime bien écouter de temps en temps le petit Hazukashi de 1995 me rappeler qui je suis, comme on viendrait s’abreuver à une source souterraine ancestrale et mystérieuse… J’ai jamais tué mon enfant intérieur, mon Trickster jungien, il est toujours là, petit Thésée perdu au fond du labyrinthe de mon inconscient, dansant comme un faune dans une clairière sombre et oubliée, je ne l’ai jamais trahi. Au fur et à mesure que je m’en prenais plein la gueule, bolossé par les turpitudes de l’âge adulte, je lui ai fait régulièrement le serment de ne jamais oublier ses rêves.
Plus les gens jouent à être des adultes, plus ils y croient vraiment ces cons… ils sont vraiment « commercial », « chef de projet », « contrôleur de gestion » ou « directeur artistique »… Ils prennent des tournures, ils se déguisent… Ils se vissent des masques sur la gueule, incarnent la parodie de rôle social que la vie leur a octroyé, et oublient qui ils sont. Passés 20 ans, il en reste bien peu qui ont le courage de descendre en eux pour retrouver leur identité profonde. Il faut une âme de spéléologue pour ça.
Moi, j’ai réussi à conserver mon chaos bouillonnant initial. La cascade de magma et les cavernes-cathédrales affleurant sous une fine couche de gazon, comme dans Minecraft. C’est une force et une malédiction. J’ai toujours souffert d’être noir et blanc dans un monde tout gris… Les déceptions assénées par un monde trop tiède à mon goût m’ont fait virer loup solitaire. J’ai toujours préféré être bien haï que mal aimé. Dans ce monde qui maudit la “haine”, moi j’en fait l’étendard de ma passion, le témoin incandescent de tous mes amours déçus. C’est la plus belle et la plus noble des marques de respect : je vous hais, car vous ne me laissez pas indifférent. Il n’y a rien de pire que l’indifférence.
Mentalité d’écorché vif, les nerfs coupés en quatre ouais, mais qui me confère une étrange solidité. Là où les autres s’effondrent ou fuient, je résiste, alors que je parais toujours beaucoup plus fragile qu’eux au quotidien.
Evoluant par paliers brutaux, par à-coups, phénix en permanente combustion spontanée, il faut que je laisse ma marque sur le monde. Toucher du doigt (ou de l’esprit) le cœur de la matière, ou les tréfonds de l’âme humaine, pour en altérer la teneur. Peu importe. Que j’aille expliquer aux Dieux de l’Olympe sur leur montagne ma façon de penser à coups de gifles… Mais le Destin est bien capricieux avec moi, pauvre Grec jouet d’Aphrodite ou Arès, maudit par tous, Sisyphe devant se battre toujours dans une lutte pourtant perdue d’avance, héros tragique avançant avec d’énormes boulets attachés à chaque membres, évoluant sous l’eau, dans la boue, dans la lave, sans jamais m’arrêter, obstiné, persévérant, creusant le granit étouffant au marteau-piqueur, fonçant tête baissée dans la course d’obstacles pendant que les autres pleins de grâce ils sautent par-dessus toutes les haies, ils volent lorsque moi je rampe sur les braises, amputé de tous mes membres, hurlant de rage impuissante comme Anakin Skywalker à la fin de l’Episode III...”
“Hmm.. Tout ça est très hmm… intéressant… Monsieur H., mais heu… pourriez-vous s’il vous plaît, descendre de la table et vous allonger sur le divan, afin que nous puissions démarrer la séance ?”