La carapace de la fourmi

Hazukashi
7 min readMay 8, 2017

--

A 12 ans, j’ai découvert Les Fourmis, de Bernard Werber, et j’ai dévoré cette trilogie avec passion, impressionné par cet étonnant mélange entre Le Seigneur des Anneaux, Science et Vie Junior, et Marc Lévy.

Cette ambiance New Age à la française un peu miteuse, les retournements philosophiques de foncedé, les fun facts de l’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Bernard Werber n’a pas son pareil pour vous donner envie de fumer des joints à la Cité des Sciences en s’émerveillant sur tous les mystères que recèle notre univers (à travers le visionnage d’un documentaire sur les gerbilles).

Bref, à un moment du triptyque, Bernard développe une comparaison amusante entre les différences structurelle des Hommes et des Fourmis: les Fourmis ont une carapace extrêmement solide, mais qui une fois percée révèle un intérieur mou, presque liquide et extrêmement vulnérable. C’est quitte ou double: en cas d’accident, soit la chitine encaisse tout sans une égratignure, soit elle craque et les dommages sont alors presque toujours mortels. A l’inverse, l’Homme est tendre et fragile à l’extérieur, il se blesse, se griffe, saigne facilement, mais son squelette constitue une structure interne lui permettant de se remettre de chocs importants. Un Homme guérira d’une jambe brisée, une Fourmi non.

L’autre jour, je me coulais une douille sur l’énorme bang que j’ai ramené d’Asmterdam, et j’ai pensé à ça tout en exhalant un cumulo-nimbus bien lourd: psychologiquement, la plupart des Hommes se construisent comme des Fourmis, malgré leurs différences physiques. Ils abritent une âme faible derrière un blindage d’acier. Bah ouais, mec, comme des Fourmis. Tu me fais un toncar en deuspi je t’explique le machin ?

C’est à mon sens une erreur philosophique grave, doublée d’une paresse existentielle crasse. Car si une personnalité de façade est indispensable à un fonctionnement social correct, la vaste majorité des gens la façonne très mal, cette façade, se contente de masques très grossiers et très visibles pour qui possède plus de deux grammes de sensibilité, et surtout, ils en profitent pour négliger leur Moi. Leurs masques d’acier sont si épais que l’âme en est étouffée, rachitisée. Qui sait regarder pourra contempler la pauvreté intérieure d’un être rentrant d’une journée de travail, laissant enfin tomber le masque, pour laisser voir un esprit dépourvu d’imagination et ne s’intéressant à pas grand-chose, en général la bouffe et la télé et une autre activité extra-scolaire random. C’est peut-être la chose qui m’a le plus terrifié lors de mes pérégrinations dans les open-spaces parisiens: les salariés n’ont pas de vie intérieure, ils ne font rien en rentrant chez eux, à part s’abrutir devant une série ou s’occuper de leurs gosses… J’ai sondé pourtant, j’ai posé les bonnes questions, je suis allé vérifier par moi-même… Les plus créatifs d’entre eux font du jogging et ont une carte UGC. Des Homo Faber à l’état pur, produisant des flux d’information et de la valeur ajoutée, ou en consommant, et c’est tout.

La normalisation sociale, la pression du groupe, ils y ont adhéré dès leur entrée à la maternelle. Je l’ai bien remarqué, je trouvais ça bizarre, à trois ans, que tout le monde veuille faire la même chose, que tout le monde aime les mêmes choses. Les sociologues ont écrit de longs pensums sur l’influence coercitive de la société sur les hommes, et sur la perte du sens de l’humain… Ils n’ont jamais remarqué que l’humain, les hommes n’en ont rien à secouer, et qu’ils en ont soif, de la coercition de la société… ils se jettent dès le berceau dans la conformité la plus abjecte, et avec enthousiasme.

Alors bien sûr, chacun se construit comme il peut, hein… On essaie tant bien que mal de se conformer, de s’intégrer, on s’adapte, on négocie, on survit, on se ment à soi-même. Cela aboutit en général à une situation de déni total.

Les années 60 ont critiqué les petits-bourgeois avides de sécurité matérielle et financière, et leur sécheresse intérieure, et c’est très bien, mais ces cons de hippies ont encore une fois oublié de faire la moitié du taf en épargnant toute une classe de gens avides de sécurité émotionnelle.

Je suis aujourd’hui littéralement entouré d’une génération de refoulés, d’êtres tout à fait arides à même pas trente ans qui par peur de ressentir ne sont plus que dans le faire: j’ai fait le Cambodge, j’ai couché avec 17 filles, j’ai fait un plan à trois, j’ai pris de la cocaïne… Image et superficialité remplacent mise en jeu et ressenti.

Combien d’amis autour de moi, daltoniens sentimentaux, puceaux de l’émotion, existent sans jamais prendre de risques ? Enchaînent les relations, se lassent, souffrent de ne jamais être amoureux sans rien en connaître ? En inhibant tout ce qui en eux pourrait faire germer une once d’émoi ? Venir troubler leur habituelle ironie bêtement hilare ? Ils me disent à chaque échec amoureux que je ne me suis pas assez protégé, que je verrai, bientôt je serai blindé… Qu’il faut que je me blinde de toute façon… Que c’est ça devenir un adulte, ne plus réagir en ado. En proférant ce genre d’absurdité oxymorique (amour et métaphore militaire, cimer), ils me laissent voir leurs cœurs mis à nu l’espace d’un instant, et de ce que j’en vois, ce dernier est bien blindé, et n’a plus que les capacités émotives d’un panzer allemand.

Ces gens passent leur vie enfermés en eux-même dans une absurde volonté d’échapper à leurs propres émotions. Ils la passent sur le rivage de la vie, sans oser tremper leurs pieds dans l’océan à cause des vagues. Il la traverseront sans la goûter, sans l’éprouver, ne pourront que faire l’étalage quantitatif de choses qu’ils auront faites sans jamais les vivre: ils n’auront fait que traverser ce monde en touristes, d’image en image, de carte postale en carte postale, bien protégés, bien extérieurs à eux-même en permanence. Lorsque leurs corps s’entrelacent, lorsqu’ils ont assez bu ou fumé, je ne vois que des armures s’entrechoquant, et des enfants terrifiés à l’intérieur, persuadés d’agir en adultes.

Leur morale de petit commerçant est pragmatique et ne cherche que le meilleur rapport risque/gain, et une sécurité maximale. Ce rapport poujadiste à l’amour est parfaitement incarné par la culture hip-hop et les applications de rencontres. Elles ont tout à fait enterré la vieille notion aristocratique de romantisme issue du XIXème siècle. I got 99 problems but a bitch ain’t one.

Comment remédier à cet état d’esprit sordide me direz-vous ? Comment, moi, petit hipster blasé de l’existence puis-je retrouver cet élan aristocratique de bellatores prêt à mettre sa peau sur la table pour une question d’honneur ? Comment puis-je retrouver le goût du risque, de la lutte ? Comment puis-je abandonner cette weltanschauung de minable qui consiste à penser qu’éprouver quelque chose, c’est être un babtou fragile ?

Et bien c’est simple. Vous voyez, à l’âge de 8 ans, on m’a amené au Jardin des Plantes, au muséum d’Histoire naturelle. Déjà complètement morbide à l’époque, j’avais tanné mes parents pour aller voir des squelettes, et de guerre lasse ils avaient accepté, espérant sans doute que cela susciterait chez moi une quelconque vocation scientifique. Ils avaient tort, mais ce n’est pas le sujet. En débarquant dans l’entrée, cet Écorché en résine trônant fièrement au beau milieu de la Galerie, couilles à l’air, yeux fixes dénués de paupières et posture volontariste, ce modèle d’Homme à l’échelle 1:1, la peau entièrement à vif, affichant ses muscles et ses veines, ses tendons et ses nerfs, m’a immédiatement fasciné.

Instinctivement, ai-je fait le rapprochement avec cette hypersensibilité qui m’handicapait depuis la maternelle (et pendant de nombreuses années encore, avant que je ne découvre le cannabis et le rhum, qui me permirent de m’abrutir suffisamment pour supporter mes semblables) ? Étais-je déjà fasciné par la condition mortelle et charnelle des Hommes ?… Je n’en sais rien.

Dans tous les cas, j’ai senti que ce mec sans peau, c’était moi. J’ai alors fait le choix de sculpter mon âme comme un Homme et pas comme une Fourmi. J’ai décidé de ne pas m’enfermer dans une armure de chitine et vivre les sentiments à l’air. Ma psyché est à fleur de peau, ma nervosité palpable, je me balade à poil, écorché comme une victime de la House Bolton, et si toutes sortes de saloperies viennent se coller sur mes plaies à vif, je n’en ai cure. Mon fond est solide et résilient. Avoir un mental d’Homme, c’est finalement être très féminin: je pleure devant Titanic, mais je garde mon sang-froid en cas d’attaque terroriste.

Tel un Saint Sébastien qui aurait été peint par Frida Khalo (mais sans le mono-sourcil), j’avance à vif, pour sentir toutes les aspérités de la vie humaine, quitte à ce que les émotions soient trop fortes et surchargent mon système limbique. La vie n’est pas faite pour s’isoler au fond de soi et la traverser sans égratignures. Le devoir d’un homme est d’exprimer son être et ses émotions. De les vivre pleinement, sans se protéger, sans blindage, sans artifices, sans capote, en bare-backing total. De payer son ticket, et de prendre le grand huit de la vie et tous ses G en pleine gueule. Ce n’est même pas un but, c’est un pré-requis, l’existence doit être une surcharge permanente de son corps et de son esprit par des expériences sensorielles de très haute intensité, et j’espère bien pour ma part arriver devant ma tombe à bout de souffle, recouvert de poussière, de tessons de bouteilles de bières, de goudron, de plumes, de sang, de sueur et de sperme, pour pouvoir m’y écrouler sans regrets et mériter ma putain de nuit.

Ce texte a été initialement publié sur Hazukashi.fr

--

--

Hazukashi
Hazukashi

Written by Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com

Responses (1)