La vie de marin

Hazukashi
16 min readJun 8, 2022
Les drakkars de la tapisserie de Bayeux

Par où commencer… Je me suis cogné partout, j’ai dormi dans des draps mouillés, ça m’a coûté de sous, c’est la plaisance, c’est le pied… L’essentiel a été dit dans « Dès que le vent soufflera »… Tin tin tin.

Père officier, tante skipper, des cousins pêcheurs, des capitaines au long cours, un peintre de marine… D’autres disparus en mer des Caraïbes, d’autres encore rejetés par les vagues sur la grève de Granville, à moitié dévorés par les crabes… Dans la famille, l’océan c’est quelque chose.

Moi, j’ai surtout fait de l’Optimist. Et du catamaran F2 ou KL, et du Hobiecat… Avis aux amateurs. Des vacances entières levé à sept heures tapantes, enfiler combinaisons trempées et moisies dans vestiaires ensablés puant la sueur et l’humidité, gréer sous la pluie, foncer dans l’eau glacée en poussant le cata’ contre des vagues énormes et cinglantes, sauter à bord, agrippé à un boute, évitant in extremis d’être abandonné par son équipier ou simplement englouti, se recroqueviller à la poupe en claquant des dents, saisir la barre pendant que votre cousin borde la voile en panique avec l’énergie d’un damné, et enfin, enfin, s’échapper sur la mer en furie pendant que le moniteur gueule des ordres depuis son Zodiac dans un chaos vrombissant…

Toute mon enfance ou presque, à chaque vacances scolaires, on m’a foutu sur l’eau. Les doigts fripés qui saignent, les cals, le froid, la flotte qui coule dans la combinaison le long du cou jusqu’au sillon interfessier, la pluie qui fouette la gueule, les matinées de tempête où le catamaran plonge dans les vagues en rythmes réguliers, émerge sous l’écume pendant qu’on suffoque, replonge, ressort… Et au contraire, ces journées de flat, calme plat sous le cagnard, à lentement dériver comme des naufragés, chacun allongé sur une coque, gueules rougies par le soleil…

Lorsque le vent se lève, il n’est pas rare de se retrouver à filer en équilibre sur un seul flotteur, le barreur agrippé à sa barre, et l’équipier dans les airs, en rappel, harnaché d’un baudrier, bordant le spi les fesses dans le vide… Et parfois le bateau se retourne : on dessale. Plongeon dans le néant, tout le monde boit la tasse au milieu des méduses… Coincé sous le trampoline central on cherche la surface à tâtons, les yeux brûlés par le sel… Il faut alors procéder à une cathédrale arrière… C’est ce que crie Erwan le mono (tous les moniteurs de voile s’appellent Erwan). Le plus téméraire des deux idiots de l’équipage se juche sur la coque, attrape un boute à la proue, se met dans l’axe opposé, solide sur les appuis, et se laisse tomber en arrière comme un contrepoids, ce qui va relever le cata’ qui se retrouve alors à la verticale, tandis que le mât râpe le fond de l’océan dans un bruit affreux, fait un demi-cercle, puis le bateau entier retombe sur la gueule du malheureux, à l’endroit. On peut alors remonter en vitesse, transis, et reprendre les affaires courantes.

Encapuchonnés dans des K-ways qui nous font des trognes de Skavens, juste le nez qui dépasse, on faisait n’importe quoi… On traçait nos propres parcours parmi les bouées… On partait au large… On faisait des ronds dans l’eau… On attrapait des méduses par la tête (seule partie non-urticante, il faut doucement la retourner en évitant de se faire toucher par les tentacules), on les chargeait sur le trampoline, pour ensuite aborder nos camarades, et les bombarder avec. On débarquait « à la californienne », opération qui consiste à arriver à fond vers la côte, bien de face, bien perpendiculaire au rivage, et à prendre de la vitesse pour remonter directement sur le sable, en relevant les safrans et la dérive au dernier moment (manoeuvre tout à fait interdite permettant de ne pas avoir à tirer le navire sur la terre ferme, mais pouvant gravement l’endommager). On se dépêchait ensuite de pousser la coque à 180° et de repartir à la flotte pendant que Baptiste (un autre moniteur un peu nerveux au nez pelé par le soleil, qui nous avait à l’oeil) courait vers nous en s’agitant. Les terreurs des sept mers.

On ressortait de là lessivés, poreux comme des éponges, dissous, les yeux vides comme après un tour au Vietnam. On rentrait et on passait tout l’après-midi à jouer à la Nintendo 64. Quatre heures de Super Smash Bros. ou de Zelda : Majora’s Mask d’affilée pour oublier (et nous rajouter une épreuve existentielle supplémentaire). Et le lendemain, rebelote.

On était parfois embarqué par un daron de gré ou de force pour un tour de la côte bretonne, une incursion dans les îles anglo-normandes ou que sais-je encore… Il faut savoir que la vie en mer comporte certains risques, et qu’au capitaine incombe la lourde responsabilité d’assurer la sécurité et l’arrivée à bon port de l’embarcation et de son équipage. Le système politique le plus prisé à bord est donc un despotisme éclairé. C’est à dire qu’on se fait crier dessus à peu près tout le temps (a fortiori lorsqu’on est un adolescent peu dégourdi préférant jouer à Pokémon Version Argent que tirer des bords). Et on ne conteste pas les ordres.

Sauter sur le quai lors de l’accostage, amarrer en panique l’esquif qui fonce et le ralentir en poussant des deux bras penché dans le vide, avant qu’il ne cogne contre les bouées. Echouer. Se faire engueuler. Marcher pieds nus sur le pont. Se faire engueuler. Se tromper dans les noeuds de marins. Se faire engueuler. Mal replier une carte marine ou toucher à un compas. Se faire engueuler. Confondre les boutes. Se faire engueuler. Contester un ordre dans un râle passif-agressif. Se faire passer par-dessus bord.

On passe parfois quatre ou cinq jours en mer entre deux ports. On prend sa douche très aléatoirement, les pieds pleins de cals dans les vieilles chaussures bateau délavées, on dort dans l’humidité, empilés à la proue avec les jambes qui se touchent, on entend certains qui dégueulent le long de la coque. Et puis on entre dans un port, on débarque à la capitainerie en titubant jambes arquées à cause du mal de terre. On passe les soirées au mouillage à bord, au carré, parmi les clameurs des fêtards sur le port et les mouettes qui poussent des cris inarticulés comme des cris politiques. On se raconte des histoires de marins tous autour de la table, on descend du rhum bercés par les flots, on contemple les majestueux remparts de Saint-Malo cité corsaire, ou bien la baie de Granville dont les vieux quartiers s’étendent en hauteur le long du Roc, masse sombre constellée de lumières jaunes comme l’écran-titre de The Secret of Monkey Island. Se coucher ensuite ivre-mort sur la dure couchette, et ajuster son propre roulis intérieur au roulis extérieur de la mer, pour tanguer au rythme du cosmos et ne pas vomir.

Escale à Chausey : un mini-archipel à 15 bornes de la côte granvillaise, labyrinthe d’îlots de pirates et de contrebandiers, parfait pour trafiquer cigarettes anglaises et bouteilles d’alcool sans être vu. Quelques rares personnes y vivent à l’année, et le lieu reste avant tout un point de passage et de ravitaillement pour les pêcheurs du coin. On s’y rendait parfois quelques jours, un grand-oncle y avait une baraque. Manger des loups, des mulets, et des bouquets dans l’unique hôtel/restaurant de l’île (sur le quai de Port Homard). Passer la nuit dans des chambrées empestant le tabac froid et le moisi. Vivre à l’état sauvage en sillonnant parmi les récifs à bord d’un petit dériveur, retourner sa coque sur la plage sauvage d’un rocher désert, faire du feu pour le pique-nique…

L’été de mes onze ans, j’ai eu la chance d’embarquer pour trente-trois jours sur Pen Duick VI. De Saint-Malo à Pointe-à-Pitre avec mes cousins (et une dizaine de membres d’équipage), une vraie transatlantique sur le mythique navire de Tabarly, à suivre le parcours de la Route du Rhum…. Souvenirs marquants… Baignades au large, plongeons du bateau vers un océan sans fond, ne plus voir aucun rivage pendant des jours, l’émerveillement à l’entrée des ports antillais, le contraste presque violent entre la mer bleue turquoise et le sable très très blanc… L’immense maison de Mick Jagger sur la côte de l’île Moustique… les dauphins jouant avec le bateau, nous étions quatre enfants regroupés à la proue pour les voir, lorsqu’ils s’éloignaient, on tapait sur la coque pour les appeler (quelques-uns revenaient)… Les poissons volants échoués sur le pont le matin, le goût des noix de coco, et les jus de fruits exotiques « Caresse Antillaise »… Et les étoiles, toutes extrêmement visibles, qui enchantent chaque nuit la voûte céleste caribéenne d’un immense drap scintillant. La première fois de ma vie que j’ai autant ressenti la profondeur du ciel. Une des skippeuses nous avait appris quelques constellations… Orion… Cassiopée… Egalement le souvenir d’avoir passé beaucoup de temps reclus en cabine à éviter le soleil à jouer à la Game Boy ou lire le Seigneur des Anneaux.

La Terre est composée à 70% de flotte. Des milliers de kilomètres carrés où se tailler royaumes et empires. Le terrain de jeu idéal pour laisser les cons loin derrière, massés avec les vaches sur les 30% restant. L’océan, c’est une expérience sensuelle qui vous transforme (et toujours mêlée d’une légère souffrance)… Après d’austères efforts, de cruelles contritions, des heures d’ennui, on est enfin récompensé : un sentiment de liberté pas racontable, la soif d’exploration enfin étanchée… Seul sur l’eau, sans plus rien à l’horizon ni terres ni hommes, on peut enfin devenir soi-même, comme un anachorète au fin fond du désert. La mer adoptive a un nouvel enfant. Et il y aura toujours un moment où l’on y reviendra, où l’on se retrouvera sous la pluie un matin, à gréer…

Les Anglo-Saxons et les Germains ont un mot pour décrire ce phénomène : le wanderlust. Le « désir d’errer ». Une pulsion existentielle dévorante qui s’incarne au quotidien surtout dans les sempiternelles balades et autres randonnéess (ancien français randir, « courir impétueusement », qui donnera to run en anglais), excursions sans but mais nécessaires à l’équilibre psychique de l’Occidental moyen. Mais qui peut parfois gratter si fort au fond de l’âme qu’on se retrouve à gravir le Mont-Blanc, faire un trek en Terre de Feu, descendre la côte portugaise en van en surfant le jour et campant la nuit, tremper ses pieds dans le Gange à Bénarès, s’engager dans la légion, disparaître au Cambodge ou saigner des mains sur une coque de noix au beau milieu de la mer d’Irlande…

J’ai souvent éprouvé le wanderlust. On s’ennuie comme ça dans sa routine, rien ne bougera plus jamais, et soudain ça cogne de partout, ça tambourine, c’est le monde à votre porte, il vous somme de rejoindre un destin. Il me semble normal et nécessaire pour toute personne bien faite, à certains moments de sa vie, de ressentir cette immense faim, ce besoin vital de vagabonder, parcourir le monde (physique ou intellectuel), errer, se perdre pour enfin se trouver. C’est la marque des civilisations qui vont quelque part d’être capable de produire non pas de simples cellules tribales et grégaires, mais des individus, des Hommes, libres et curieux du monde qui les entoure.

La mer c’est une maladie qui s’attrape le long des côtes. Allez vingt bornes dans les terres et c’est plus la même chose. « Armor » contre « Argoat ». Dans beaucoup de maisons peuplant mes souvenirs d’enfance, il y avait cordages, bouteilles, anémomètres, sextans, lampes-tempête, vieux récits de voyages à couvertures cornées, boussoles, coffres, baromètres, porte-manteaux en laiton, maquettes, cirés et bottes, mousquetons, cartes marines… Tout un bric-à-brac de trésors exotiques et mystérieux qui distille invariablement cette ambiance West Coast à un habitat, et de l’émerveillement pour toute une vie.

Le berceau de ma famille est situé quelque part en péninsule du Cotentin. Lieu peuplé de types au teint gris-rose, vanille-fraise, des taciturnes, sceptiques et austères. Des individualistes méfiants jusqu’au trognon de pomme à cidre, qui vous sortent des réponses de Normand si jamais vous les interrogez… Je n’en ai jamais entendu aucun parler d’eux-mêmes en disant « nous ». Nulle trace de communautarisme chez ces gens-là. On remarquera d’ailleurs la quasi-absence d’identité régionale normande : une vague invasion viking, les plages du Débarquement, le Mont Saint-Michel et le camembert, mais sans plus. Tout le monde s’en cogne. Chacun se fait la gueule au fond de son pré carré bien délimité et c’est très bien comme ça. C’est la seule manière à peu près humaine de faire société. Une sorte de vivrensemble qui ne serait pas immédiatement synonyme de guerre civile, quoi.

Quand j’étais petit il y avait un village viking au bord des dunes.. Chaque été des geeks barbus déguisés en Scandinaves animaient une sorte de jeu de rôle grandeur nature pendant quelques semaines… Il y avait un forgeron, un tisserand, un tanneur… Des types en armures rejouaient des combats… Certains jours, il y avait un débarquement en drakkar sur la plage, mais une fois sur deux, les drakkars n’arrivaient jamais, car le capitaine était complètement bourré et cuvait sur le pont… On repartait de là avec des babioles… Je dois encore avoir un collier runique et un pendentif « Mjöllnir » chez mes parents… Vous vouliez que je devienne quoi après tout ça…

J’ai aussi vu une fois à Granville, un mois d’aout, une sorte de festival… Des marins-pêcheurs sortent de l’église Saint-Paul, en portant à bout de bras une barque dans laquelle trône une statue de granit représentant une sainte protectrice des marins… Comme en Bretagne, le culte des saints est très répandu dans ce coin… La statue a des airs d’idole, assez primitive, polie par le temps, quasi-abstraite… Elle aurait été trouvée telle quelle, miraculeusement, déjà sculptée, sur un îlot des alentours… Ils défilent dans les rues comme ça, ils lui rendent hommage. Elle les empêche de disparaître en mer… On se serait cru dans une sorte de nouvelle d’H.P. Lovecraft mais qui se terminerait bien. D’ailleurs, à bien y regarder, Granville a de faux-airs d’Innsmouth. Les trognes patibulaires avilies par l’alcool, les regards un peu humides, l’étrange odeur de vase… C’est une culture, quoi.

Je connais mon arbre généalogique… Au plus loin, mes ancêtres sont des pirates danois ayant posé armes et bagages à Guernesey, attirés par la douceur du climat, héliotropiques comme des touristes hollandais envahissant Ténériffe. Des types pour qui 15° Celsius et du crachin, c’est déjà la Côte d’Azur. Des Peuples de la mer, des hommes durs, thalassocratiques, habitués à dormir dans des cales, à vivre sur leurs embarcations, jusqu’à s’en servir de cercueils lors de leurs funérailles. Une bande de barbares paradoxalement civilisateurs, terraformeurs, générateurs au forceps de sociétés taillées au cordeau, de Londres à Antioche, de la Cathédrale de Winchester au Duomo di Monreale. En fondant la Normandie puis en conquérant l’Angleterre, l’Irlande, la Sicile, Naples, la Tunisie, le Liban, ils imposeront dans le Vieux Monde et pour les siècles à venir leur savoir-faire militaire, architectural, législatif et surtout, surtout, nautique.

Les Normands étaient en effet les meilleurs armateurs et navigateurs de leur temps. Les seuls à pouvoir louvoyer à la fois en pleine mer et en eau douce, remontant les fleuves sur leurs navires à tête de dragon et à fond plat, des Amériques à la Mer Noire, continuant à pied si nécessaire, en retournant la coque pour la porter sur leurs têtes le temps de changer de cours d’eau… C’est comme ça qu’ils atteignaient Constantinople de puis la Baltique, pour trafiquer ambres et fourrures… Ils ont indirectement été à la source de la plus grande marine de guerre du monde : la Royal Navy. Il y a une preuve à tout ce que j’avance… Pareille suprématie laisse des traces : presque tout le vocabulaire maritime français vient du normand, du vieux norrois pour être plus précis… Flotte, houle, vague, tangue, varech, marsouin, loffer, crabe, homard, esquif, écoutille, quille, bordage, bâbord, tribord, carlingue, hublot, mât de beaupré (les deux termes viennent du normand), hunier, hauban, drisse, clinquer, cingler, équipage, bitte (d’amarrage) et tout simplement bateau : « bátr »… Ce peuple a appris à la terre entière comment naviguer, lui offrant en supplément les mots pour dire la mer.

La langue est inféodée à l’innovation technique, elle n’est que le témoin et le véhicule des plus grandes prouesses et avancées des hommes de son temps. Aujourd’hui, tout le champ lexical d’internet nous vient par exemple de l’anglais : mail, smartphone, streamer, blog, backlink, big data, blockchain, instagrameuse, buzz, community-manager, footer, framework, KPI, mobile first, open source, pop-up, responsive, UX design, retargeting… Pourquoi ? Car la révolution numérique a eu lieu en Californie, dans la Sillicon Valley, et que c’est là-bas que vivent les pionniers et les conquérants qui conçoivent les nouvelles choses et les nouveaux concepts qui sculptent le siècle, et ces nouvelles choses ont besoin de mots fonctionnels que les Français n’ont pas.

La langue est organique, elle s’adapte, s’immisce, ondule, et prend des briques et des tuiles là où elles sont, va au plus pratique selon les courants des hommes et des objets... Toute tentative d’imposition verticale et artificielle de vocabulaire est systématiquement vouée à l’échec. Les momies de l’Académie Française nous conseillent fortement d’utiliser “arrière-guichet” pour “back-office”, “pourriel” pour “spam”, “série dérivée” pour “spin-off”, et “divulgâcher” pour “spoiler”, mais tout le monde s’en branle, même les Québecois. Idem, aucun jeune ne dit « iel », « chanteureuse », « adelphe » ou « celleux » malgré tous les efforts de militant.e.s. illuminé.e.s… Ce n’est pas comme ça que ça marche, une langue. Tout le monde ne peut pas sortir l’épée de l’enclume. N’est pas générateur de Réel qui veut.

Enfin bref, lors de mes régulières nuits d’angoisses et de cauchemars, j’ai parfois du mal à m’endormir… Une chose m’apaise : m’imaginer au fond d’une cale, doucement bercé par les flots. Mémoire phylogénétique ? Inconscient intergénérationnel ? Retour in utero ? Communion ancestrale depuis le Valhalla ? Dans tous les cas, c’est comme écouter la pluie qui crépite au carreau... Les grincements boisés d’un bateau qui tangue, le son des boutes qui coulissent. Un foc qui faseye. Le brouhaha rassurant de l’océan, les mouettes, les odeurs d’embruns, de gazoil, de poisson, le clapotis humide des coques claquant sur les vagues… Tous les ports du monde ont une identité commune, une atmosphère propice à la contemplation qui m’est immédiatement familière, tout est à la fois semblable et différent, comme dans un rêve ancien, je me sens chez moi de Marseille à Hambourg tant que je reste sur les quais…

Il y a quelque chose avec les sports nautiques, les sports de glisse, et le mélange des deux… Un truc commun… Les seuls sports vraiment respectables à mes yeux… Et je sais de quoi je parle, j’étais toujours choisi en dernier en EPS… Ski, voile, surf, snow, skate, wake, kite, windsurf, parapente, char à voile, BMX… Le monde de la ride. Les sports où l’on est seul face aux éléments. Les sports où le seul adversaire c’est soi-même. Où l’on ne peut compter sur personne. Où on ne peut pas tricher.

A ce propos, le surf est d’ailleurs plus qu’un sport, c’est une spiritualité, une esthétique, un lifestyle, une philosophie de vie qui vous englobe. Un sport où l’on se retrouve en combi intégrale sous la pluie, Pointe de la Torche ou au milieu de la Baie des Trépassés, cerné par les falaises, le ciel noir et d’immenses murs d’eau blanche déferlant vers vous… Un sport où l’on cuit le long de la Côte des Basques avant de plonger dans l’eau glacée, entouré de filles en maillot de bain taille haute qui ont l’air de n’avoir raté aucune séance de squats de l’année… Où l’on attend dans l’eau, bercé, avant de surgir en plein take-off, comme un caïman… Un sport où l’on devient un Dieu, un Poséïdon indompté cavalant sur l’océan et ses montures d’écume… Un sport viscéral, où l’ego se dissout lorsqu’on entre dans un tube… Un sport où l’on peut vivre en maillot sur une plage pour toute la vie… Un sport où l’on joue de la guitare autour du feu en fumant de l’herbe pendant qu’une fille pose sa tête contre vos cuisses… Un sport où chaque gamelle vous envoie dans un tourbillon de cycle d’essorage dont on est jamais sûr de ressortir en vie… Un sport où l’on déguste des glaces gâteau basque/thé matcha chez Dezamy, des chipirons chez Albert, où les peaux sont dorées, les épaules déployées… Où l’on porte des shorts fluo ou pastel, où l’odeur de la wax embaume… Un sport où les gens sentent bon car tout le monde sent bon lorsqu’il sort de l’eau. Les peaux purifiées et les cheveux blondis par le sel et le soleil revêtent un parfum particulier… Un parfum de vacances. Sun and salt.

Le surf c’est mieux qu’une spiritualité : c’est un art, un art fait pour les Dieux et les Rois. À Hawaii, avant une session de surf, les prêtres (les kahuna) invoquaient les dieux afin qu’ils apportent la houle et un break de qualité. La conception d’une planche de surf était l’objet d’une cérémonie religieuse particulière. On laissait du poisson en offrande devant l’arbre dans lequel on allait tailler sa board. Les chefs et les guerriers étaient choisis pour leurs compétence à tenir dans le curl. C’est comme ça qu’on désignait les rois, qu’on élisait ses députés. Voilà un système politique qu’il faudrait généraliser…

Comparé à ça, tous les autres sports ne sont que des parodies bricolées par les Anglais.

J’ai jamais eu peur de l’eau. J’ai appris à nager à quatre ans. Failli me noyer à six. Par vent de terre, je dérivais lentement vers les moulières, porté par mes petits brassards, épuisé… Ma mère faisait la sieste tout en haut sur le sable sec… Je voyais déjà plus la plage, je sentais qu’il se passai quelque chose d’étrange, mais j’étais apaisé. C’est un planchiste qui m’a sauvé. Il m’a rattrapé par le maillot avant de me déposer sur sa board alors que j’avais déjà de l’eau salée plein le nez et la gorge. J’en ai gardé une certitude : la noyade est une des morts les plus douces et les plus nobles que le Destin puisse vous octroyer.

Il y a des siècles, au temps du Roi Arthur, entre Saint-Malo et Granville, on raconte qu’il aurait existé une immense forêt quasiment impénétrable, recouvrant toute la baie du Mont Saint-Michel, et jusqu’aux îles anglo-normandes : la forêt de Scissy. Du plus profond de cette forêt surgissaient trois monts sacrés abritant des lieux de culte : Tombelaine (dédié à Bélénos), le Mont-Dol (dédié à Diane) et le Mont Saint-Michel. Selon la légende, en mars 709, un raz-de-marée cataclysmique aurait séparé Jersey et Guernesey du continent, englouti forêts et villages, ne laissant émergés que le Mont, quelques îlots, et créant ainsi l’archipel normand.

C’est probablement ça, ma vraie terre natale. Une Atlantide verte perdue, quelque part au fond de la baie. Un lieu mystique et spirituel, fait de clairières et de mystères, avalé par l’eau salée, et n’ayant probablement jamais existé. Je méprise la politique car je sais d’instinct que tout est voué au déluge. Que tout est liquide. Que le seul Etat possible c’est un drapeau en haut d’un mat, en équilibre au-dessus de l’abysse. C’est comme ça.

La Normandie n’est plus rien, ses côtes sont rongées par les flots un peu plus chaque année, elle disparaitra complètement un jour, mais ses léopards flottent partout, jusque sur le blason de l’université d’Hong Kong. Ceux d’en face ont conquis le monde, ils parlent la moitié de ma langue, et ont les trois quarts de ma gueule.

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Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com