Soirée banale à République

Hazukashi
20 min readOct 9, 2020

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Crédit : Martin BUREAU / AFP

La première question que j’ai posée à mes parents, à l’âge de 5 ans, c’est “Quand est-ce que je vais mourir ?”… Ah, ça a surpris tout le monde… On était en plein mois d’août, le mois royal, ça allait être mon anniversaire, chaleur écrasante, petites lunettes de soleil et écran total sur le nez, et voilà que je me posais des questions… A cet âge, je croyais déjà plus en rien, ni au Père Noël, ni à quoi que ce soit d’autre, j’avais un quinquennat dans les dents et il fallait que je sache la date de mon pot de départ, pour m’organiser. On m’a répondu que ça aurait lieu dans longtemps, que je n’avais pas à me demander ça maintenant. Je n’étais pas du tout satisfait. J’avais besoin d’une deadline.

Vendredi soir sortie de taf, start-up nation aliénante, présentation PowerPoint de 143 slides pour L’Oréal, overdose de stress, de caféine et d’absurdité, besoin de rincer ce cerveau souillé sous une douche d’alcool… Je me motive pour aller en soirée, dans un appart sous les toits en plein XIème arrondissement de Paris. Je suis en retard. J’émerge de la station de métro Parmentier, et suis pris à la gorge par une ambiance étrange, lourde, pâteuse, pressurisée, électrique qui empeste dans tout le quartier… Comme juste avant un gros orage, on sent que ce soir des gens vont se battre, qu’une étincelle suffirait à tout embraser… Un jeune type dégueule sous un porche pendant qu’une fille lui tient les cheveux. Il est encore tôt pourtant… Au loin, des sirènes de police. Une angoisse diffuse m’envahit, et une petite voix monte de mes tripes pour me chuchoter que quelque chose cloche. Je mets ça sur le compte du chaos parisien et de ma paranoïa habituelle. Je remonte l’avenue pour chercher la rue de la Fontaine-au-Roi. J’écoute Gimme Shelter des Rolling Stones à très haut volume, dans la main un sac plastique tintinnabulant rempli d’Heineken. Il est 21h24. Je suis en retard.

Ooh, a storm is threatening
My very life today
If I don’t get some shelter
Ooh yeah, I’m gonna fade away

Rue de la Fontaine-au-Roi je m’arrête pour ouvrir une 25cl, j’ai soif. Armé d’un briquet, je m’escrime sur le goulot, je galère, j’ai pas fait les scouts moi, toujours eu deux mains gauches… Après plusieurs essais, je ne réussis qu’à abimer mon feu et mes phalanges… je m’accroupis pour forcer… A travers mes écouteurs j’entends comme des pétards qui explosent et une lointaine clameur, mais je m’en fous, je veux ma bière… Je finis par la décapsuler d’un coup sec, la mousse monte, je tête enfin le liquide sucré… La première gorgée est toujours la meilleure. Je reprends ma route, j’arrive au bout de la rue, devant un bar où il est écrit « Café Bonne Bière », ça tombe bien. Il y a un attroupement sur le trottoir d’en face, mais je ne percute pas, on est vendredi soir, il y a toujours du monde dehors dans ce coin… Je passe au milieu des tables de la terrasse, une odeur de poudre me monte au nez. Des pétards ou des mortiers ?

Cette terrasse, ça ne va pas du tout je m’aperçois… Partout, des bris de verre, des pintes renversées qui gouttent, des cendriers au sol, encore fumant… Trois personnes sont étendues parmi les tables, à 50 centimètres de moi. Deux garçons et une fille. L’un est assis par terre, adossé à la vitre, la tête penchée. Du sang coule de son nez, ses oreilles et son ventre. La fille est couchée sur le côté, avec un bras presqu’arraché, ne tenant plus que par quelques tendons. Mon regard croise le sien. Ses yeux sont vides et grands ouverts, un peu tristes. Un peu beaux. Le troisième est sur le dos, il est habillé exactement comme moi, chemise Oxford bleu ciel, caban bleu marine comme moi, jean brut à ourlets, Van’s Old Skool comme moi. Sa tête est renversée en arrière, yeux révulsés, gueule ouverte, pleins de mèches blondes partout comme moi, une de ses jambes a pris un angle anormal, ses vêtements déchirés imbibés d’hémoglobine, il baigne dans une épaisse mare sombre qui s’écoule dans le caniveau. Je m’aperçois que mes pompes collent au trottoir, parce que moi aussi je patauge dans un marécage de sang qui coagule peu à peu. Tout le trottoir est rouge de sang qui bulle et glougloute à gros bouillons. Il est 21h36.

War, children, it’s just a shot away
It’s just a shot away
War, children, it’s just a shot away
It’s just a shot away

Je viens d’assister à un accident de la route je me dis. Vu leur état, ça ne peut être que ça, c’est un accident de bagnole, il faut se faire renverser pour être aussi amoché… pour avoir des impacts aussi énormes… ils sont tout tordus… Quelqu’un les a sorti du véhicule pour les déposer là en attendant les secours… Je cherche des yeux une voiture cartonnée, mais ne la trouve pas. Un grand Maghrébin tenant une matraque m’attrape violemment par le paletot et me hurle : « Woh tu fous quoi là ?!… Tu veux te faire buter ou quoi ?!… Vas-y dégage ! » Sans doute un flic en civil… Je rejoins le trottoir d’en face où se massent une vingtaine de badauds. Mes semelles laissent des traces carmin sur les bandes de signalisation de la rue.

Une quinquagénaire méditerranéenne en surpoids et survêtement bleu canard me demande ce qu’il se passe. Je marmonne que je n’en sais rien, que ce doit être un accident… Elle me crie que non, qu’elle a entendu des coups de feu, qu’elle est descendue pour ça, qu’elle habite ici depuis vingt ans et qu’elle n’a jamais vu ça vous savez ! Nous sommes interrompus par une voix dans la foule qui hurle « Attention, il est là ! Il revient ! » et c’est la cohue… Plus de curiosité ou de bla-bla qui tienne… Volte-face, j’enjambe une barrière et je file tout droit sur 100 mètres, zig-zagant parmi la foule en panique, sautant comme un lièvre à grandes enjambées, me faufilant entre les corps aux mouvements contradictoires… Je descends le quai de Jemmapes direction République comme un dératé au milieu de mes concitoyens qui hurlent, se jettent dans des buissons, trébuchent, se relèvent, se recroquevillent, se terrent derrière des voitures ou sous des porches… Une marée humaine m’accompagne c’est chacun pour sa peau… Je croise dans ma course un cycliste affalé sur le sol, inerte, toujours en train de chevaucher son Vélib’, comme une momie pétrifiée de Pompéi, la roue avant qui tourne dans le vide. Son visage s’est râpé contre le trottoir en tombant sous les balles. Il baigne dans son sang. J’entends d’autres coups de feu en rafales. Mon esprit se fixe sur une pensée absurde : ne pas lâcher le sac de bières, elles risqueraient de se briser. Je serre le sac aussi fort que je peux. J’arriverais jamais à cette putain de soirée je me dis.

Ooh, see the fire is sweepin’
Our very street today
Burns like a red coal carpet
Mad bull lost your way

Arrivé au croisement avec l’avenue de la République tout est calme, les passants que je croise ont l’air nonchalants et joyeux, quoiqu’un peu surpris de voir débouler une dizaine de sprinteurs paniqués et épars. Deux camions de pompiers arrivent en sens inverse toutes sirènes allumées. Je remonte la rue Jean-Pierre Timbaud, la rue où il y a tous les bars, à deux pas du carnage, même pâté de maisons… Je passe devant « les P’tites Indécises », « l’UFO », « L’Alimentation Générale », « l’Orange Mécanique »… Ambiance festive lunaire, décalage total, les gens boivent et fument dehors, déblatèrent des propos anodins. « Ah nan mais moi tu comprends ça fait deux ans que je regarde plus la télé laisse tomber… » Je lance un regard d’apocalypse à la fille qui vient de proférer cette intolérable banalité en expulsant sa fumée de cigarette… Discussions stupides, arrogances incultes, prétentions déplacées… Tous ces hipsters affichent leurs habituels egos bouffis sans se rendre compte qu’en ce moment même fuse dans l’air du 7,62 mm à tête creuse dégonfleur radical de narcissisme… De quoi rendre humble tout le quartier… J’ai envie de les attraper tous, de leur crier dessus, de hurler de rage… Les types du Café Bonne Bière doivent être encore dans le coin, tout près, ils peuvent surgir à n’importe quel moment… S’ils prennent cette rue ce sera un massacre. Je scrolle frénétiquement Twitter et les applis du Monde et du Parisien… Rien. Personne pour me dire ce qu’il se passe. Je vis l’évènement. Sans filtre, sans écran-tampon, l’actualité, ce soir, c’est moi.

Je réfléchis à 200 à l’heure. J’ai entendu d’autres coups de feu. Je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe, des forces en présence. Que faire ? Prendre le métro pour rentrer chez moi ? Me cacher dehors ? Les types sont sûrement juste à coté, en train de tourner, peut-être y’en a-t-il d’autres, ailleurs. J’ai Charlie Hebdo en tête. J’imagine des islamistes désaxés se baladant au hasard dans les rues en bagnole, agissant à l’instinct, tuant ou épargnant aléatoirement, se faisant sauter, anarchiques et imprévisibles… Il doit y avoir des explosifs placés un peu partout… Je réalise qu’il y a un pourcentage de chances non-négligeable que je ne survive pas à cette soirée.

Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir, voilà ce que je me dis… ça tourne en boucle dans ma tête. J’ai beau avoir une vie de merde, d’une insondable médiocrité, un boulot dégueulasse, une famille dysfonctionnelle, échecs amoureux constants, je ne veux pas mourir… Ce n’est pas parce que mon existence est un fiasco que c’est une raison pour interrompre l’expérience… Toutes mes névroses et mes angoisses s’envolent, mes petits problèmes de petit-bourgeois s’évaporent en même temps que je dégringole la pyramide de Maslow en vitesse chute libre.

Je marche à toute vitesse, en état d’alerte maximal. Je ne me suis jamais senti aussi vivant. Même jambes et bras arrachés, yeux crevés, nuque brisée je sais que je voudrais vivre. Respirer une bouffée de plus. J’évolue dans un tableau de Jérôme Bosch, l’environnement proche devient impossible à rationnaliser, tout parle directement à mon corps. Mes poils sont hérissés mes moustaches dressées, pupilles dilatées. Le climat est électrique. Des hectolitres de phéromones de peur imprègnent l’air. Beaucoup d’âmes hurlent ce soir dans Paris, et seuls les épais n’entendent rien. Les couleurs, les sons, les odeurs, tout est plus vif. Les lumières de la nuit pulsent, vibrent, tourbillonnent, comme sous LSD, mais lucidité exacerbée, sixième sens aux aguets. Impression de déjà-vu multipliée par mille. Le présent ralentit, se distord… Une poignée d’hommes déterminés est en train de radicalement modifier le cours des choses et notre destin à tous, en train de nous arracher à notre continuum espace-temps habituel pour nous projeter violemment dans une ligne temporelle alternative et inconnue. Toutes les situations ou décisions qui vous décalent sur un autre chemin de vie, par pure chance, ou par volonté personnelle, altèrent définitivement les perceptions et la conscience. Je ne le sais pas encore, mais je suis en train de me transformer en un « Moi parallèle » en quelque sorte, je viens d’être marqué au fer rouge du fatum pendant qu’ailleurs, des milliers d’autres « Moi » sont en train de mourir, de rentrer chez eux, de se coucher tôt, d’embrasser une fille, d’être en voyage à Berlin…

Tous nos futurs possibles sont floutés ils se rejoignent, s’entrechoquent, se nouent autour d’un évènement particulièrement structurant et chaotique. Ce soir on ne peut plus rien prévoir, plus personne ne peut plus rien prévoir. Il y a dans l’air une petite mélodie qui nous chuchote que l’Histoire peut être quelque chose de très concret et non-linéaire. L’après-midi du 11 septembre 2001 me remonte en mémoire, même sensation au retour du collège, 13 ans debout devant ma télé, impression soudaine et hyper-aiguë de causalité. C’était plus global, comme si toute une génération d’humains avait pris un embranchement particulier, après un changement d’aiguillage collectif et ultra-violent. Nous venions tous d’entrer dans le XXIème siècle. Et le voilà qui continue sur sa lancée…

Tout le quartier vit un instant collectif d’hésitation, un kaïros général, un horizon des évènements comme on dit en physique quantique. Tous les rails de nos destinées viennent de voler en éclat, ils ne vont pas tarder à se reformer, bientôt, nos vies redeviendront rigides et reprendront leurs cours pleins de contingences, de pesanteurs et d’inerties.

C’est le moment d’agir, de commettre enfin un acte libre. Je décide d’aller chez mon pote.

Rape, murder, it’s just a shot away
It’s just a shot away
Rape, murder, it’s just a shot away
It’s just a shot away, shot away, shot away

Je prends la Rue Saint-Maur, redescends vers Parmentier, refais un tour de pâté de maison… Je rase les murs, ouvre la porte cochère en stress, me faufile dans la cour intérieure, grimpe les escaliers quatre à quatre. On m’ouvre. Je débarque dans le salon comme dans un film de David Lynch. Décor banal et chaleureux transfiguré par une inquiétante étrangeté. L’angoisse déforme les visages des cinq ou six invités, ils me fixent écarquillés. Tout le monde rivé sur son téléphone, les nouvelles commencent à se répandre… la nuit va être longue. Ils ont fermé les volets par peur des intrusions et/ou des balles perdues. On est à deux rues du Bataclan. L’appartement est pile au milieu d’un triangle isocèle formé par trois fusillades. Je me suis baladé à l’intérieur de ce triangle pendant 20 minutes… Si j’avais su ouvrir une bière au briquet, j’aurais tout pris dans le buffet, sans rien comprendre, avec mon casque sur les oreilles. Sauvé par l’incompétence et l’alcoolisme…

Ils me posent des questions. J’ai pas grand-chose à leur répondre. Témoin impuissant de mon époque, de ma propre vie comme de celles des autres, victime bousculée sans cesse ballottée par les vagues que je ne maîtrise pas, je reste coi. Je m’enfonce dans le canapé, livide. J’enchaîne les whiskies secs, j’arrive pas à être ivre. Le trio du Bonne Bière, quelle fin si absurde… De quoi discutaient-t-ils, avant d’être rafalés attablés devant une mauvaise Stella sans bulles ? Étaient-ils en couple, le garçon et la fille ? Était-ce leur premier rencard ? Un date Tinder ? Cette insupportable banalité des soirées du vendredi où l’on rechigne sur le chemin, où l’on n’a pas vraiment envie de sortir, on se force, on s’oblige, il faut bien faire la fête, socialiser, on se retrouve en terrasse, en plein vent, à payer une pinte trop cher, avec une fille random, tout le monde a envie d’être ailleurs, ça ne colle pas, elle est froide, pas d’humeur, il est bête et ne parle que de lui, on se demande ce qu’on fout là et d’un coup on se retrouve au sol en mille morceaux, fluides vitaux s’échappant de toutes parts vers le caniveau… Et le troisième il foutait quoi ? Il attendait quelqu’un ? Une amoureuse jamais venue ? Il avait exactement mon gabarit, mes cheveux ma dégaine… C’est pas tous les jours qu’on tombe sur son sosie fusillé… Mon portrait de Dorian Gray…

Je reçois des textos. J’ai un pote au Bataclan ce soir. Tout le monde s’inquiète. J’apprendrai le lendemain qu’il y en avait deux autres. Puis encore deux au Petit Cambodge. On passe la soirée rivés à la radio, on subit les carnages racontés en direct, on se demande quel sera le prochain… J’écoute plus les conversations, j’attends. Je suis passé en quelques heures de la Minikeums Génération à la Génération Bataclan. « On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté. »

A 3 heures du matin, malgré les injonctions à « rester chez soi », je me décide à sortir. Brume épaisse, paysage surréaliste, no man’s land glacial et silencieux. Les médias disent le quartier « bouclé » mais dehors, quelques fantômes marchent dans la rue, bouteilles à la main, un peu hagards puis disparaissent dans le brouillard. Deux hommes attendent, dans un abribus, l’air neutre. Je trouve enfin un taxi. Il me dit « c’est étrange comme ambiance hein ? » avec un sourire, ça n’a pas l’air d’entamer son enthousiasme… Retour aux Buttes-Chaumont, j’ouvre la porte de mon appartement, mon chat m’accueille en déposant à mes pieds sa souris en peluche. Il miaule, me râle dessus pour que je la lui lance. Je suis en vie. J’arrive plus à retenir les larmes qui me montent aux yeux.

Sous la douche, le mot « sécurité » revêt un sens nouveau et très fort, lourd et enveloppant. Tout nu sous l’eau brulante je pleure de ce sursis accordé, de ce temps gratuit. Je m’effondre dans un sommeil sans rêves.

The flood is threatening
My very life today
Gimme, gimme shelter
Or I’m gonna fade away

Je passe mon samedi à me gaver d’infos et d’internet. On ne se rend pas compte à quel point les réseaux sociaux ont changé notre rapport à la mort, à quel point la virtualisation des gens à rendu leur disparition plus tangible. Quoi de plus réel qu’un profil Facebook qui n’est plus mis à jour ? Un profil dont le dernier statut est “Grosse soirée au Bataclan !!! On est chaud !!! :D” Des photos de profil souriant dans le vide à tout jamais… Les messages « Quelqu’un a des nouvelles de Laure et Mathieu ? »… J’assiste à des centaines de deuils en commentaires.

Le dimanche, je sors de chez moi me recueillir devant le Café Bonne Bière. Tout a été nettoyé, les vitres sont toujours brisées et la terrasse est couverte de fleurs… La nuit tombe. Place de la République, du monde est là avec des panneaux « Vous n’aurez pas ma peur ». Je reste avec eux un moment. Je les regarde de loin. Ils allument des bougies, ils sont en colère, ils ne vont pas se laisser démonter, ils vont continuer à rire, à sortir, ils ne vont pas faire le jeu des terroristes ! Puis on entend une détonation, et c’est la volée de moineaux, ça y est ça recommence, terreur et anarchie, tous les panneaux « Même pas peur » vivement lâchés puis foulés aux pieds… Les manifestants s’enfuient jusqu’au Canal Saint-Martin, certains se jettent dans l’eau glacée sans hésiter… La détonation, c’était l’ampoule d’un réverbère qui a éclaté… Une simple ampoule… L’ironie et le grotesque de la situation me sont insupportables. C’est trop gros, c’est une caricature c’est une allégorie, c’est une sinistre farce… Tous ces babtous fragiles, féministes, égalitaires, vegans, pacifistes, inoffensifs, tolérants, antiracistes, agneaux sacrifiés sur l’autel de cette poisseuse réalité qui nous colle au visage et dont tout le monde aimerait se débarrasser… Je rentre chez moi.

Les enterrements de jeunes de 27 ans c’est toujours intéressant c’est une expérience à vivre. Il y a bien plus de monde que pour les momies délaissées sorties d’EHPAD. Plus d’émotion plus de larmes aussi. Personne fait semblant, tout le monde est décontenancé. Il y a un grand ciel bleu. Les parents sont verdâtres, gavés d’anxiolytiques, toujours à deux doigts de vomir on dirait. C’est si irrationnel d’enterrer ses enfants, si anti-naturel, le cycle de la vie est brisé. Les enfants sont nés pour rien. Les parents aussi du coup. Ils ne pleurent même pas ils savent plus quoi faire. Une lignée s’arrête, branche sectionnée, stérile, cautérisée à l’arme de guerre. Les discours des amis, de la petite copine, du papa sont très pénibles à entendre tellement tout déborde d’émotions ingérables de voix cassées et de mains tremblantes. Puis le curé fait des appels à la paix. Parle de joue tendue, d’amour qui prévaut, de sacrifice, de ne pas céder à la colère, de jolis anges qui s’envolent pour toujours dans le ciel. Je me mords la lèvre pour pas gueuler, j’ai envie de me saisir du chandelier à ma gauche, de lui enfoncer dans l’abdomen puis de le redresser, qu’il s’empale lentement dessus devant l’assemblée ébahie, pour lui expliquer tout le bien que je pense de la paix, de l’amour, de la tolérance et de sa religion de suceurs d’enfants.

Les Français ont tous une attitude de mômes battus ou brisés psychologiquement par des parents abusifs, réagissant par toujours plus d’effacement et d’abnégation face aux agressions, même les plus terrifiantes, et par une dépendance à leurs bourreaux. Tous dans ce pays de cons nous avons exactement la même structure mentale que Theon Greyjoy dans Game of Throne.

War, children, it’s just a shot away
It’s just a shot away
War, children, it’s just a shot away
It’s just a shot away

Lundi retour au travail et tout le monde s’en branle. C’est business as usual chez les cow-boys de la Start-Up Nation. Il ne s’est rien passé. Il y a de la thune à faire. Des projets à boucler. Des appels d’offre à décrocher. Les attentats deviennent vite un sujet de blague. Le Chief Technical Officer me tape dans l’épaule « Alors comment il va le survivant ? Mazel tov ! » On me demande où en sont mes budgets, qu’il faut que je fasse attention à mes trackings de temps, j’ai déjà claqué 5 jours/homme de directeur artistique junior pour ce client. La directrice marketing d’une multinationale du secteur parfums-cosmétiques-mode-maroquinerie m’appelle pour me mettre la pression : « Salut c’est Camille, ouais, dingue ce qu’il s’est passé ce week-end ouais, on est tous très touchés ici, dis-moi, ton dernier devis là, pour l’évolution de la landing page, ça va pas être possible, on lance une nouvelle campagne dans 3 semaines, il faut absolument que ça soit en prod’ dans 10 jours, vous vous débrouillez. Je te fais un mail avec tout le monde en copie. » Bruit de tonalité. Personne n’en a rien à foutre du réel s’il ne vous éclate pas personnellement à la gueule… Nous subirons nos massacres en arborant de paresseux sourires tant qu’il restera le moindre petit hameau épargné.

Matin et soir, lorsque je m’enfonce dans une bouche de métro j’ai l’impression de me suicider en direct parmi la molle nonchalance des passagers. Dans le reflet de la vitre de la rame station Châtelet Les Halles je contemple ma gueule livide. Il y a des soldats en armes partout dans les couloirs, sur les quais, dans les rues, devant les écoles juives… Une copine brésilienne me dit que ça lui rappelle le pays. Je suis assailli de crises d’angoisses de plus en plus fortes, de plus en plus impérieuses et terrassantes. Je m’effondre sur les strapontins, silencieux, essayant de rester discret, persuadé de vivre une décompensation psychotique de haute voltige alors que tout devient trouble autour de moi… Chaque soir, un affreux voile sépia granuleux recouvre la réalité comme dans le film The Road. On m’a plongé dans le noir complet, les plombs ont sauté et me voilà piégé au cœur d’une spirale descendante, chutant à l’infini vers le néant. Je vis dans un présent perpétuel et subi, une sorte de bad trip interminable, impossible de faire un quelconque projet, il n’y aura de toute façon pas de lendemain… On se dit qu’on est le prochain sur la liste, qu’on échappe pas deux fois à la mort, que la prochaine fois, car il y en aura une prochaine, ce sera pour notre pomme. On agonisera dans l’horreur et l’angoisse pendant de longues minutes, parfois des heures, une balle à tête creuse effilochée parmi nos organes déclenchant mille hémorragies internes. On deviendra fou, on pensera que c’est un cauchemar, et qu’on va se réveiller dans son lit au moment de mourir, comme lorsque l’on se jette dans le vide dans son sommeil lorsqu’on est poursuivi par des méchants. Puis un fondu enchaîné au noir définitif. Ce sera laid et absurde.

Ce mode de vie indigne, ce déclassement, ce boulot abject, la déchéance quotidienne, l’humiliation permanente tout ça pour ça ? Je me débattais tout petit dans un coin minuscule du monde, dans une existence minuscule et sans éclat, peuplée d’intrigues minuscules et médiocres et même ça on me le refuse… Même mon destin de déclassé raté demi-esclave dans un pays moyen-pauvre j’aurai pas le droit de le vivre en paix… Je voulais juste une vie “normale” une femme des enfants, une maison… Mais j’aurai jamais moi le forfait “vie normale”… Y’a des gens ça existe, ils n’ont pas la grâce et puis c’est tout.

Les anxieux craignent en général le doute, l’imprévisibilité et l’absence de repères fixes, mais c’est la vérité qui rend dingue. L’overdose de sens. Lorsqu’à 3 heures du matin, terrorisé sous la couette, tout devient hyper clair, cohérent, rempli d’atroces certitudes, d’ignobles évidences qui ne laissent plus à l’esprit le loisir de se réfugier dans le déni ou le scepticisme, le foutent au pied du mur pour le forcer à contempler l’irrémédiabilité de notre destin..

Toutes mes théories les plus apocalyptiques, mes fantasmes les plus complotistes subitement s’incarnent, palpables, inévitables. Il y a comme un déclic, comme une énigme qu’on résout dans Zelda, comme une dernière pièce de puzzle qu’on encoche et qui dévoile une terrible fresque, comme un bang supersonique d’avion de chasse qui franchit le mur du son, une fêlure au fond de ma tête qui s’élargit petit à petit pour former un gouffre sans fond, et mon Moi charbonne dur pour colmater la brèche comme un mécanicien dans la soute du Titanic…

Je pendouille juste au-dessus de la folie, en rappel suspendu à un pauvre bout de ficelle qui me raccroche à la santé mentale je contemple l’Abysse, et ça tire fort, tension maximale sur la toile de fond de ma psyché prête à se déchirer complètement…

Je ne trouve de réconfort qu’en plongeant dans l’éternité de mon enfance et de mes racines, je m’accroche à mes souvenirs d’étés en Normandie, à la sécurité et l’insouciance qui se dégageait de cette vieille longère familiale et matricielle, ce drakkar m’abritant de toutes les intempéries… La pêche aux couteaux à marée basse, la Nintendo 64, les cours d’Optimist, les anniversaires ensoleillés avec tous les cousins… Je me réfugie dans un recoin de mon cerveau je me fabrique un panic-room de bric et de broc avec les derniers morceaux de stabilité qu’il me reste, dont je verrouille la porte à double-tour. Autant coller un pansement sur une fracture ouverte.

Il y a la honte aussi de raconter tout ça à mes parents quelques jours plus tard, assis sur le canapé du salon devant leur air navré, leur avouer qu’en fait non j’avais menti au téléphone, je ne suis pas resté chez moi ce soir-là, que je n’étais pas en sécurité du tout, que leur fils unique déjà gâché et décevant a failli finir là comme ça sans destin, ensanglanté dans le ruisseau. Ils comprennent pas ils savent pas quoi dire, ils n’ont jamais vu de scène de guerre de leur vie, ils me regardent comme si j’étais un Yougoslave ou un Rwandais…

Je fulmine de rage devant les témoignages des survivants et des endeuillés… Le père de famille qui annone d’une voix blanche vous n’aurez pas ma haine à coté d’une photo de sa fille dont le visage a sûrement été arraché par les balles… Et puis celle avec des barres d’acier vissées dans les jambes, qui ne remarchera sans doute plus jamais et qui psalmodie que les musulmans sont les premières victimes de attentats… Et puis le PNJ normopathe traumatisé habillé tout en Celio qui culpabilise d’angoisser lorsqu’il croise une femme en hijab dans la rue et qui a peur qu’on le soupçonne d’islamophobie alors qu’il a perdu sa fiancée et deux potes et qu’il a rampé trois heures sous les cadavres et les agonisants…

L’absence de réaction c’est ça le pire. Cet infâme nihilisme, cette carence assourdissante de pulsion de vie, de volonté de s’affirmer, de se débattre, de réagir de pas se laisser faire par le destin… Tôt ou tard, les “70 morts dans une voiture piégée” susciteront autant d’intérêt dans les télés et les esprits qu’au Liban ou en Irak. Encéphalogramme plat. Le Pays des Droits de L’Homme et de Vincent Lambert.

Je me sens embarrassé pour ces “terroristes” qui pensent conquérir un grand empire satanique alors qu’ils ne font qu’égratigner un cadavre pourrissant depuis plus d’un siècle comme des gosses qui donnent des coups de bâtons sur une carcasse de chien. Un bruit mat, et quelques mouches qui s’envolent… Rien que des asticots sur un vieux bout de fromage.

Après quelques semaines de ce petit manège, à vivre chaque jour comme avec un revolver braqué sur la tempe qui ferait clic clic clic comme dans Voyage au Bout de l’Enfer, je me dis qu’il faut que j’agisse. Que je prenne une décision parce que là c’est soit le suicide, soit la cellule capitonnée. Mon instinct de survie me rappelle à l’ordre… Je peux toujours compter sur lui pour me balancer des coups de taser dans ma grande gorge lorsque je stagne trop longtemps au fond de l’Abysse… Ah demain c’est la guerre civile ? Ah désormais il y aura des attentats tout le temps ? Ah cette vie a décidé de m’en mettre plein la gueule ? Ah ce sera un long et sordide chemin de croix jusqu’à ce qu’on m’abatte comme un chien ? Très bien. J’ai pris mon ticket, j’ai attaché ma ceinture. Je n’ai pas dit mon dernier mot et je suis prêt pour un sacré baroud d’honneur.

Je me suis donc retrouvé sur le divan d’une psychanalyste, pour y dénouer toutes les lianes de ma jungle intérieure et faire la lumière sur les temples maudits de ma vieille dynastie normande pleine de guerre, de sang et de mort. J’ai tout déballé, je me suis pas retenu… Mes cheveux et ma barbe ont blanchi en 6 mois. Je me suis mis à beaucoup sortir, à voyager, je suis devenu plus impulsif, plus instinctif, je réfléchis moins… Je ne me pose plus trop de questions. Elle m’a dit que ce soir-là j’étais “mort symboliquement” ma psy. Elle a peut-être raison. J’ai presque plus d’angoisses. Je n’ai plus besoin de m’organiser. Je peux désormais faire exactement comme je veux. Tout ce que je vis désormais c’est du rab, c’est en supplément. Je n’ai plus de deadline.

I tell you love, sister, it’s just a kiss away
It’s just a kiss away
It’s just a kiss away
Kiss away, kiss away

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Hazukashi
Hazukashi

Written by Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com

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