Masochismes

Hazukashi
18 min readMar 21, 2021
© Le Bonbon

Le jour où j’ai commencé à me lacérer le dos à coups de ceinturon, j’ai enfin réussi à arrêter de me ronger les ongles. Une pulsion de mort en chasse une autre.

Un soir d’éthylisme avancé, propice à ce genre d’épiphanie, je me retrouve à genoux sur le tapis du salon, torse nu, au bout du rouleau, gémissant, implorant comme Harvey Keitel dans Bad Lieutenant, sanglotant comme une Pietà de la Renaissance. Même les start-uppers proactifs et dynamiques ne peuvent pas être à 100% tous les jours, que voulez-vous. J’ai passé le week-end enfermé chez moi, incapable de quoi que ce soit, maugréant, hurlant, végétant, tournant comme une bête en cage dans mon deux-pièces…

Saisi par une compulsion inconnue, je défais alors d’une main tremblante la ceinture de mon jean, la sent glisser au travers de chaque passant au fur et à mesure que je la déroule, la plie en deux d’un claquement sec, et la fracasse contre mes omoplates. Immédiate sensation de bien-être, une chaleur enveloppante comme une montée de MDMA… Soulagement. Chaque coup devient une expérience mystique, glaciale et brûlante tout à la fois. Mon trop-plein d’énergie se dépense au rythme régulier de mes mortifications. Le poids de la culpabilité s’évapore enfin. Je renais à moi-même.

Posologie : vingt coups de fouet, une fois par semaine, ça remet les idées en place. Je hais les catholiques autant que le Christ les détesterai, s’il foulait la Terre de 2021 après Lui, mais je sais d’où je viens, on ne se refait pas. On n’efface pas 1500 ans de chrétienté d’un revers de la main. Cette religion marche, il suffit juste de savoir la vivre correctement.

Il y a quelques années, je m’étais mis à la boxe, l’anglaise. Je pensais y retrouver la sérénité de mes années collège, lorsque chaque jour je terminais le nez en sang dans la cour de récré. Si j’ai apprécié la violence brute de ces échanges virils, chaque erreur de placement immédiatement sanctionnée par un bon jab dans les gencives, je sentais qu’il manquait quelque chose. Je prenais du muscle, je devenais plus souple, j’avais confiance en moi, je commençais à plaire aux filles : tout ça était beaucoup trop sain.

C’est donc assez naturellement que j’ai fini par me retrouver à la soirée « Les Toilettes Perchées ». Un parcours de vie, ça se travaille, ça doit être cohérent. Quelque part dans Saint-Denis 93066, il est 1h30 et j’arrive devant l’adresse indiquée par Google Maps, mais j’ai dû me tromper car en lieu et place de soirée, il n’y a face à moi qu’un… café chicha ? Un café chicha de banlieue, tout ce qu’il y a de plus classique : quelques nervis en doudounes sans manches tirent sur leur narguilé en sirotant un café, un Fanta ou un virgin mojito; odeur écoeurante de pomme, fraise et menthe mêlées; charbons qui crépitent; atmosphère pesante et feutrée; murs noirs et blancs, déco urbaine un peu cheap… Je vérifie l’adresse qu’on m’a indiqué. Pas d’erreur possible. Bon. On m’a prévenu que c’était « à l’arrière d’une salle ». J’ai l’air d’un con avec mon look de hipster, mais personne ne semble faire attention à moi. J’avance lentement jusqu’au fond de la pièce, arrive devant une porte estampillée « réservé au personnel » et un videur surgit de l’ombre. « C’est pour quoi ? » … « Heu, c’est pour les Toilettes ? Je suis un ami de Julien » … « C’est 10 euros. »… « Oui Monsieur. »

Je sors un billet, il tamponne mon poignet, colle une gommette sur l’appareil-photo de mon téléphone, puis entrouvre la porte insonorisée d’où surgit un boucan infernal, et je change de dimension. Me voilà aspiré dans une salle de béton, de la taille d’un hangar (un warehouse, dans le jargon), telle que je ne peux en distinguer les contours dans la pénombre… C’est un pandémonium post-moderne tout en fumées et lumières rouges. Quel était le but originel de ce lieu ? Parking ? Abattoir chevalin ? Bunker anti-atomique ? Une successions de salles aux styles variés noyaute une grande fosse centrale, où se déverse une foule de sybarites gigotant sous fond de techno industrielle. Des hipsters désargentés hagards et à moitié nus, des queers en platform shoes de 20 centimètres, des chargées de com’ à lunettes rondes, des gays en harnais de cuir, des militantes féministes avec anneau dans le nez, des camés, des paumés, des marginaux, des enfants perdus, des filles en corsets de vinyl… Beaucoup de cuir et de vinyl. Je me fraie un chemin et commande un gin-tonic.

Straight into frantic oblivion… safety, obscurity, just another freak, in the freak kingdom psalmodie Johnny Depp à la fin de Las Vegas Parano, lorsqu’il rentre à Los Angeles. On est sur la même longueur d’ondes, lui et moi. Je suis autant à l’aise ici qu’au fond des plus obscurs recoins d’internet, forums pour parias, geeks, incels, et autres no-life, comme on disait à l’époque. Il n’y a qu’au milieu des freaks que je me suis jamais senti chez moi, bien au chaud caché parmi tous ceux qui ne se sont jamais vraiment sentis à leur place nulle part, ni dans leur corps, ni dans leur famille, ni dans cette société. Il n’y a que dans ces souterrains à la frontière de la légalité, réels ou virtuels, remplis de fous, dans ces Cours des Miracles pour rejetés, exilé au sein des Ténèbres Extérieures, que j’ai jamais entendu un langage intelligible.

Au fond de la pièce, je distingue un vide parmi la marée des corps en sueur, qui irradie d’un lumière blanche et mate qui contraste avec le reste. Il y a une performance artistique. Je suis un peu surpris en m’approchant : un homme nu, la quarantaine, visage en lame de couteau, un pinceau trempé de peinture fluorescente à la main, se tient au milieu d’une grande bâche blanche carrée posée sur le sol et cernée par une clôture de fil de fer barbelé, ce qui lui donne des airs de ring de boxe. Des quatre coins partent des câbles, qui viennent s’accrocher à la peau de son torse et de son dos par des sortes de gros hameçons. Il est couvert de griffures et saigne. Il pousse de chaque côté, dans un sens puis dans l’autre, les câbles tirent, sa peau se tend comme un chapiteau, il danse, vient se rouler contre les barbelés, gesticule, pris d’une transe saccadée, fait des galipettes sur la bâche qui se macule progressivement d’arabesques et de tests de Rorschach en peinture et sang mêlés…

Très bien. On peut dire qu’il pose l’ambiance. Je longe le mur et prends un couloir adjacent. Changement d’atmosphère. Beaucoup plus feutrée. Impression d’être revenu 30 ans en arrière : moquette violette sur les canapés, néons roses, plantes partout, on croirait un clip de synthwave ou un niveau d’Hotline Miami. Dédale de couloirs et de pièces, des alcôves sombres permettent aux hôtes d’accéder à différentes petites salles et de laisser libre cours à leurs pulsions. Des couples aléatoires s’attrapent dans les coins, tout sent la sueur, l’alcool et les produits chimiques.

Je croise Julien qui fume un énorme joint en discutant avec deux filles. On se check, on se hurle dessus. On ne se comprend pas. Il me montre la direction de la scène principale, vers laquelle il se dirige, sûrement pour aller backstage. Il a le bracelet en caoutchouc noir du staff. Il m’en donne un. Je choisis pour ma part de m’enfoncer plus profond dans ces geôles et de continuer ma catabase.

Une sorte de trentenaire en frange et corset promène en laisse un mec en caleçon au look de développeur cobol. Un type tout en latex, sa tête enfermée dans une petite cage, a l’air de sortir tout droit d’Hellraiser. Des peaux moites se collent à moi, des mains m’agrippes, on me lance des rictus… Je croise un homme-meuble, dans un coin, raide comme un pharaon, cagoule intégrale ne laissant qu’un trou pour la bouche avec des écarteurs pour la maintenir en « O », tenant un plateau dans chacune de ses mains, sert de repose-verre et de cendrier à deux filles qui discutent, l’air mauvais et hautain. Une autre, habillée en soubrette avec une cagoule en tête de chien. Il y a également des sortes de vingtenaires avec des coupes de boy’s band des 90’s, des sacs banane et des pantalons japonais informes. Il est de toute façon presque impossible de deviner le genre des hôtes au premier coup d’oeil, tant tout est mélangé, renversé, maquillé. Le neuvième cercle de l’Enfer et ses délices mis à la portée du cadre moyen.

Une autre soirée me revient en mémoire, où un collectif d’électro avait investi le temps d’une nuit un club échangiste pour quadras : la faune de la We Love Green s’ébrouait au milieu d’un décor de boîte à cul du Cap d’Agde en 1997, affreusement houellebecquien, vaguement gothique/rennaissance au rabais, fait de croix de Saint-André, de statues en plâtre, de lits circulaires en skaï rouge, de fausses pierres de tailles avec des anneaux de fer encastrés dedans, et de grands rouleaux de sopalin d’école primaire pour s’essuyer… Tout transpirait une espèce d’esthétique chrétienne mal digérée. Le christianisme aujourd’hui, particulièrement le catholicisme, tout son imaginaire, toute son imagerie gothique n’existe plus vraiment que dans la pop-culture : Baionetta, Dark Souls, Berserk, Blasphemous, les films de Dario Argento, Diablo III, Conjuring, Death Note, les Goth et le Metal… L’art chrétien subsiste via une imprégnation de la mémoire et de l’inconscient collectifs d’artistes et de consommateurs qui n’ont jamais été élevés en chrétiens, mais rejouent chaque jour son univers en pantomime…

Tout ce baroque plein de fioritures, de marbres et de dorures, les encensoirs fumants et finement ciselés, les flagellations, les chérubins dorés, les mortifications, pénitences, indulgences, icônes, orgues, chants grégoriens, moines momifiés cireux enfermés dans ces cercueils de verres, enchâssés dans des colonnes de marbre… Toute cette esthétique de la culpabilité et de la punition, les roues, les masques de bourreau, les gants en cuir d’inquisiteur, les tisonniers brulants, les vierges qui pleurent des larmes de sang en portant un Christ désarticulé, les vitraux à couper le souffle dépeignant la souffrance, la passion et la torture…

Qui sait aujourd’hui ce qu’est un prie-dieu ? Une sacristie ? Le carême ? La règle de Saint-Benoît ? L’Ordre des Hospitaliers ? Les Cisterciens ? Un cilice ? Le Te Deum ? Une messe en mer ? Les vêpres ? Le Concile de Chalcédoine ?

Il ne reste que des ruines remplies de touristes, vaguement habitées par quelque curé complètement à l’ouest. Comme les acropoles et les forums romains. Des vestiges d’une époque lointaine et mal comprise. Je réfléchis à tout ça alors qu’une fille qui ressemble à Pomme, toute en Doc Martens, jean taille haute droit délavé, haut transparent résille, absence notable de soutien-gorge mettant en valeur sa poitrine doublement percée, anneau dans le nez, carré noir encadrant une large mèche péroxydée, après m’avoir regardé avec insistance, s’approche de moi et m’embrasse, l’oeil brillant.

Sur la banquette en face de nous, deux filles et un mec se chopent à tour de rôle… L’échangisme est une pratique aujourd’hui tout à fait démocratisée, et donc parfaitement inintéressante. Je congédie poliment ma galocheuse qui a l’air de suinter la MD par tous les pores de sa peau. Je reste un indécrottable romantique, amoureux transi perpétuel, pour toujours coincé sur un spectre oscillant entre Claude Frollo, le Marquis de Sade et Francis Cabrel. Le consumérisme charnel au hasard des soirées ou des applications m’a toujours fait l’effet d’un mauvais Big Mac dévoré en sueur et à la va-vite, en retour de soirée, et immédiatement regretté. Ce n’est pas un brief marketing facile à placer sur le marché des relations amoureuses en 2021, j’en conviens.

De toute manière, les occasions sont rares, à moins de consacrer toute son énergie et son temps libre à l’hypothétique optimisation de son profil sur trois apps de rencontre différentes. Pour tromper l’ennui et résoudre mes paradoxes intérieurs, j’ai fait le choix de me concentrer sur la souffrance et la contrition. Ivre, drogué, sanglant, et meurtri, j’ai une petite chance d’enfin accéder à un certain repos métaphysique. C’est pourquoi, si je méprise les échangistes, les libertins et autres hédonistes, j’adore fréquenter leurs lieux pour me vacciner contre le romantisme, pour souiller mes derniers rêves d’ado. Le masochisme mental est infiniment plus cruel et subtil que le masochisme physique. Quiconque a vu Lunes de Fiel de ce vieux dégoûtant de Roman Polanski sait de quoi je parle.

Je passe devant une petite salle où dans la pénombre et les décibels, un homme de dos, torse nu, est attaché à une croix de Saint-André, l’échine parsemée de marbrures écarlates. Une femme toute en bottes, bombe, et lanières de cuir façon harnachement équestre, lui administre de vigoureux coups de cravache. J’éprouve une légère envie, teintée de jalousie, de prendre la place de ce malheureux pervers d’hippodrome… une petite voix sourde monte en moi, me chuchote que, quelque part, je mérite tous mes malheurs… Ma peau me semble soudain poisseuse et sale, mes vêtements tombent mal, mes ongles m’ insupportent, mes entrailles grondent, des insectes grouillent sur toute la surface de mon corps, mon cuir chevelu me démange, je déglutis péniblement, une certitude s’impose petit à petit : celle d’avoir commis un crime atroce mais indéfini, d’être coupable d’un acte grave et pourtant abstrait, qui aurait irrémédiablement souillé mon âme et fait basculer ma vie du côté des coupables. Et qu’en conséquence, j’encours d’abominables sentences. J’avale mon verre d’un trait, et je passe mon chemin.

C’est aujourd’hui le dernier sentiment universel à la mode en Occident : une inextinguible soif d’auto-punition. Après 1700 ans de christianisme, une révolution industrielle et deux guerres mondiales, les Européens pataugent dans le vouloir-mourir. Toute notre volonté, toutes nos pulsions sont dorénavant dédiées à notre auto-destruction, à inventer les moyens les plus complexes et raffinés pour nous torturer. Du BDSM à la cancel culture, de la cocaïne démocratisée au véganisme, de l’écologie radicale à l’identitarisme, des perturbateurs endocriniens aux burn-out, du cross-fit à la grossophobie, des cinq fruits et légumes par jour aux plans-cul Tinder, du binge-drinking aux compléments alimentaires, du harcèlement numérique à l’écriture inclusive, du politiquement correct à l’addiction aux écrans, tout n’est qu’un prétexte à contrôler, contraindre, souiller, mutiler, surveiller, punir, castrer, pour s’infliger un maximum de souffrances, pour expier le simple fait d’exister.

Vous devez me prendre pour un dingue, ou pour un con, vous trouvez sans doute que j’exagère… Vous êtes pareils que moi. Vous aussi, vous vous punissez, vous vous contraignez, vous vous avachissez, vous vous avilissez, vous vous couvrez la tête de cendres, vous vous rabaissez de façon ostentatoire et sirupeuse. Vous payez des indulgences, vous cherchez à vous débarrasser de ce putain de péché originel qui vous colle à la peau comme du napalm. Vous vous démenez pour afficher publiquement votre vertu, et il faut que le prix à payer soit le plus fort possible. Sport, alcool, régimes, mots interdits, drogues, autocritique, idéologies, croyances, vous vous enfermez dans des Vierges de Fer, vous vous flagellez, vous faites pénitence, vous avouez être problématiques, vous pourchassez un idéal de sainteté inatteignable, ou à l’inverse, vous vous enfoncez dans les postures les plus radicales et impopulaires possibles. Vous vous déconstruisez (« détruisez », en bon français). Vous enchaînez les black outs et les walks of shame. Vous défendez l’obscurantisme. Vous ingurgitez des steaks de soja, des tacos cinq viandes ou des shakers de whey. Vous insultez des femmes sur un forum dédié aux jeux-vidéo. Vous ne mangez plus de bananes à cause des avions. Vous restez au bureau, voûtés devant votre écran jusqu’à 20h30. Vous vous gavez d’hormones. Vous gobez de mauvais paras chaque week-end. Vous faites 6 heures de muscu par semaine. Vous êtes tatoués et percés comme du bétail. Vous avez 3200 heures de jeu sur votre compte Steam. Vous cherchez à tout prix des excuses et des prétextes, des portes de sortie et des issues de secours à ce qui n’est rien d’autre qu’un énorme, immense, dévorant, torrentiel tsunami de nihilisme.

Moi, j’assume ma saleté. J’ai toujours été un hérétique, un intouchable, un dalit, un burakumin, un tricheur au poker dans Lucky Luke, dégoulinant de goudron et de plumes, un cagot puant badigeonné d’une merde invisible. Déjà enfant, je prenais un malin plaisir à tripoter mes bleus et mes égratignures, pour faire revivre un peu la douleur. Puis au collège, je me faisais recouvrir de crachats en longeant les couloirs à l’intercours. Si Plantu devait me caricaturer, il me représenterait couvert de mouches. Je déguste le nihilisme de mon époque en sushi, sans fioritures. Je le vis de façon brute, naturelle, dépouillée de tout mensonge, de tout intermédiaire, en circuit court, en locavore, si l’on veut.

Peut-être… peut-être je me crucifie, je me torture, je hurle à la lune, j’en fais des caisses, je me balade écorché vif portant ma propre peau comme une cape, toujours à me donner en spectacle, mais au moins, j’assume ! Je me mord l’intérieur de la joue. A ma droite, Pomme est en train de se faire sauvagement attraper par un type avec un bob qui à l’air de faire du cloud rap. Mon existence prend la tournure d’un film de Pasolini et ça commence un peu à se voir, mais je le vis bien. Lentement, j’accepte la sensation de souillure et de poisse. Mes ongles cessent de m’agacer, mes entrailles se calment, je me fous de l’apparence de mes vêtements. J’ai lâché la rampe. J’accepte mon néant. Le tchandalah post-moderne change de peau et renaît, comme dans ces vidéos dégoûtantes de mues d’araignée ou de serpent que l’on peut voir sur Facebook.

Je pense à John Frusciante, le guitariste des Red Hot Chili Peppers, qui passera sept longues années reclus dans un squat infâme d’Hollywood à taper des speedballs, de l’héro et du crack, et à enregistrer tout seul des albums chelous inécoutables avant de se faire repêcher in extremis par ses potes Flea et Johnny Depp. Il se fera implanter de toutes nouvelles dents, greffer de la peau sur les bras pour masquer les trous et les abcès, et changera radicalement de vie, transfiguré comme un Christ : sobriété, véganisme, yoga vipassanna et abstinence sexuelle, afin de se consacrer entièrement à la musique. Sa façon à lui de sublimer le nihilisme de notre époque, ça a été d’aller tout au bout du labyrinthe de pulsions de mort, de réaliser qu’au-delà il n’y avait que du vide, et de le dépasser par l’ascèse.

La destruction de l’ego, passage nécessaire pour quiconque souhaite accéder à un degré supérieur d’humanité. Un sadhu m’a dit ça un jour, quelque part au pied de l’Himalaya. Il m’a assuré que j’étais une vielle âme, au regard lucide, revenue sur Terre une énième fois, pas loin de la libération et du nirvāṇa, mais à qui il restait deux-trois trucs à régler pour en finir avec son karma. Trop de rage, encore…

Je me suis toujours cogné partout, dans les choses et dans les gens… je bringuebale à travers le monde, comme un buisson déraciné dans un Western, subissant tous les aléas, jamais à ma place, toujours décalé, couvert de bleus et bosses, égratignures… Vraiment, il n’y a pas d’issue pour ceux qui ne se sentent nulle part chez eux, pas même au fond de leur propre lit… Toujours l’objet de toutes les haines vengeresses, de tous les quolibets, les vendettas, une cible peinte en rouge dans le dos à chaque heure de la journée.

Je me rappelle une soirée au Glazart il y a quelques années… En allant chercher des bières, je croise Laure, dernier traumatisme amoureux en date, accompagnée de son nouveau mec, grand bellâtre, air de Corto Maltese et mandala tatoué sur l’avant-bras, plus ses potes. Ma nuque s’embrase instantanément, et crépite d’électricité, tandis que mes entrailles distribuent de la glace pilée comme un frigo américain. Laure est surprise et un peu gênée. Cela fait un mois déjà qu’elle m’a ghosté… Je lui décoche d’une voix blanche se voulant sarcastique des choses dérisoires, comme si je pouvais avoir un quelconque impact sur sa vie, je dis que ça fait plaisir d’avoir des nouvelles, qu’elle n’a pas perdu de temps, qu’elle a l’air d’avoir toujours autant bon goût, des choses comme ça… Son mec me dis de dégager, je le fixe, rictus narquois plaqué sur la gueule, il me repousse violemment et je valdingue contre un autre type qui tenait deux pintes… Plaf, je me fais doucher, tout est par terre… Le type me décolle une gifle en gueulant « WO tu fais quoi là ? » et je tombe à quatre pattes dégoulinant sur le sol maculé…

J’ai gagné : Laure me regarde enfin avec ce mélange de pitié et de dégoût que j’attends au fond de toutes les femmes. Ce regard qui confortera ma position d’artiste incompris, de génie méconnu trop pur pour ce monde, d’albatros écrasé par ses ailes de géant… Elle n’a pas su voir le garçon sensible derrière la carapace et les provocations : c’est donc bien que c’est une fille vide et superficielle, non ?

Toute ma vie est à l’avenant : un lent travail de sape, une progressive destruction de moi-même, un épluchage méthodique de mon ego. J’ai abandonné un par un tous mes rêves, toutes mes ambitions, tous mes désirs… Le petit garçon blond de 10 ans, précoce, rieur, ouvert, curieux et intelligent s’est transformé en épave. J’ai arraché mes cheveux, rongé mes ongles, je me suis battu, j’ai abimé mon corps par les drogues, l’alcool, les sports de combat, l’angoisse, le travail de bureau sous néons… J’ai fait tous les plus mauvais choix possibles.

Et avec toujours cette impression de pédaler dans la semoule, en Vélib’ bien lourd et en faux-plat. De devoir me battre pour tout, me démener comme un lion, comme si j’avançais sous l’eau, trainant cinq boulets aux jambes et aux bras, comme un Titan enchaîné au fin fond d’un Tartare indépêtrable , toujours devoir forcer pour tout, les diplômes, les offres d’emploi, l’écriture, les meufs, rien ne s’est jamais fait simplement, comme si j’étais maudit des Dieux pour toujours condamné à avoir le monde entier ligué contre moi… La vie est un boa constrictor qui resserre ses anneaux un peu plus à chaque respiration, et à aucun moment les étoiles ne m’ont aidé, elles n’ont jamais rien fait d’autre que de me traiter d’enculé à l’unisson.

Pourtant c’était pas faute d’avoir essayé, j’avais dit oui à tout, signé pour tout, les prépas, les grandes écoles, les stages, les semaines de 50 heures bien tassées, l’appartement au loyer débile, la vie de travailleur bien sage et aliéné, gentil pas bouger, et me voilà 30 ans déjà grisonnant, comme Edward Norton dans Fight Club, appartement vide rempli de meubles Ikéa, insomnie et bullshit job. Sauf qu’à la place de Brad Pitt pour m’échapper, je n’ai qu’un compte Twitter avec des threads tout pourris.

Alors, quitte à être asservi bolossé par la vie, autant y aller à fond nan ? Faire de cette mauvaise farce une oeuvre d’art postmoderne, un portrait de Dorian Gray vivant…

Je vais retrouver Julien backstage. Il tire sur un cône, vautré sur un des coussins posés sur des palettes, entouré de filles. Il discute avec un DJ au faîte de sa gloire dans les années 2000 assis sur un fût de bière. La pièce consiste en une mezzanine de bric et de broc, qui surplombe l’estrade du DJ et la fosse centrale, où les différents organisateurs, intermittents et artistes attendent, et s’ennuient pour la plupart. Je m’assied tout au bord, contre la rambarde, les pieds dans le vide, vue panoramique. Blottie dans les nappes de sons et les boum boum de guerre mondiale, la foule s’ébroue, s’enlace, s’agite, baise, se frotte, en sueur et léchée par les filets de fumée…

En vérité, même aux « Toilettes perchées » je fais tâche. Même en enfer je ne trouve pas ma place. Tous ces freaks sont plus beaux, plus jeunes, plus sains, plus créatifs, plus talentueux que moi, ont plus d’avenir. Ils sont une foule de potentialités. Ils sont aimés, ils ont une communauté, ils ont des relations affectives épanouissantes.

Mon coeur se serre soudain et je me tire, honteux et au bord des larmes, débordé par une impression de gâchis et de temps qui passe et qu’on ne rattrapera jamais. Quoiqu’on fasse, il est toujours trop tard… Je rentre à pied. Tant que j’ai des clopes et de la musique, je peux traverser tout Paris sans problème. J’écoute Avalon de Roxy Music. L’OST habituelle de mes retours nocturnes et alcoolisés… Voilà Pantin, je longe le canal de l’Ourcq… En passant ma langue derrière ma lèvre inférieure, je sens une cicatrice longiligne, et je repense immédiatement à Laure, et à une de mes dernières nuits passées avec elle… Je l’avais rencontrée par des amis, et on avait fini par se pécho au Supersonic, sur Blue Monday de New Order… Toute une époque, avis aux amateurs.

Donc on est chez moi ce soir-là, bouteille de rouge, ce genre de soirée où l’on peut revivre comme des ados, à discuter jusqu’au bout de la nuit comme si rien n’avait d’importance, comme s’il n’y avait pas école le lendemain. Libérés du fardeau du masque froid d’adulte chaque jour vissé sur la gueule, protégés par la nuit, hors de l’espace et du temps, on peut enfin se découvrir et s’apprendre, pour de vrai. On finit par sauter à pieds joints sur mon lit avec Offsprings et System of a Down à fond, régression totale… Plus tard, on s’étreint, on s’attrape, on se bat, on se bloque, on se cabre, et au détour d’un baiser, elle mord ma lèvre dans un râle, un peu plus fort que d’habitude… Ma bouche s’inonde d’un goût ferrugineux et j’attrape son cou d’une main pendant que ses ongles me zèbrent le dos…

Je suis toujours tombé sur des femmes fatales qui, relation après relation, humiliation après humiliation, m’ont forgé comme on forge une lame de katana, en alternant flammes dévorantes et douches glacées. Je me suis toujours entièrement offert à elles, sans aucune retenue, préférant vivre la souffrance que l’ennui, et j’en suis à chaque fois ressorti sous une nouvelle forme. Je suis couvert de griffures et de traces de dents, de lacérations diverses, de brûlures à l’âme comme au corps. A une époque où tout le monde est très fier de ses tatouages, je préfère arborer des cicatrices.

Je ne leur en veux pas, bien au contraire. D’ailleurs, si je pouvais leur donner mes organes à toutes, je le ferais sans hésiter. Comme les Rois de France, dispersés au travers du pays. L’une garderait mon foie, une autre mes poumons, une autre enfin mon coeur dans des canopes à tête de chat, à l’égyptienne. Des trois vertus théologales, on pourra me reprocher de manquer énormément de foi et d’espérance, mais certainement pas de caritas.

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Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com