Marseille, bébé.

Hazukashi
8 min readSep 3, 2021

Descente de trois jours en Cité Phocéenne avec Samuel et Julien, à l’occasion d’une énième soirée décadente organisée par la webradio où travaille ce dernier… Trois heures de train pour atteindre le monde méditerranéen. Malgré le renfort du pastis et de la crème solaire notée 94/100 sur Yuka, votre fidèle serviteur survivra-t-il à la ville de JUL ?

J’ai pris un AirBnB d’architecte… Appart’ de Patrick Bateman caché dans un immeuble ancien à deux pas du Vieux Port. Un lieu aseptisé où cuver dans le noir, mettre la clim’ à fond, faire le deuil de sa gorge. Notre contact vient à peine de partir, après nous avoir bien expliqué comment faire des glaçons avec le frigo américain et de surtout ne pas fumer à l’intérieur, que Julien sort de son sac à dos ses trois bocaux habituels contenant chacun trois variétés de cannabis différentes. Et un bocal rempli de champignons, ce qui est plus inhabituel. On part donc sur ce genre d’ambiance là. Pendant les trois jours qui suivront j’en avalerai un par heure, en microdosing façon CEO de la Silicon Valley. Julien éclate un énorme joint sur le canapé design en cuir blanc. Je médite sur le respect éprouvé pour ma pauvre caution et mes 4,76 étoiles de moyenne… Dans le mail envoyé, nous sommes trois trentenaires sérieux qui vont faire du tourisme…

On sort sous le cagnard, fluorescents comme dans un cauchemar de dermato, et on débarque sur le Vieux Port. Il y une manif anti-vaxx. Julien a faim, on entre dans la première boulangerie un peu ghetto venue. Deux cagoles (kabyles ou portugaises ?), la quarantaine, talons et petite robe, sans masque, s’affairent devant des sandwichs mayo-tenders-pâté de foie… Julien commande un horrible truc rempli de mayo et de frites… La dame demande, visage fermé : « Alors ? Vous revenez de la manif’ ? » On est tous les trois masqués, accents parisiens, tricards. Il faut savoir qu’à Marseille, il n’y a pas de masques, pas de confinement, pas de virus, rien du tout. En revanche, il y a 3 ou 4 craft beers différentes à l’effigie de Didier Raoult ou de la chloroquine.

Julien et Samuel, complètement fonsdés restent inertes comme des PNJ. En territoire hostile, une bonne perception de l’état d’esprit de l’autochtone et des réflexes aiguisés sont indispensables à la survie de l’explorateur. Baissant mon masque, je prends le lead, air assuré et complice : « Ouais. »

Son visage s’illumine. « Ah ! » Elle se tourne vers sa collègue.

« Oh ! Mets-leurs un peu plusseu deu frites ! »

Ding ! +25xp en discours.

Cette side quest terminée, on continue notre route. Je brandis mon poing en proférant des menaces terribles à l’égard de Rudy Ricciotti en passant devant cette saloperie de MUCEM. Devant la cathédrale de la Major, tandis que le soleil descend sur la Mare Nostrum, des skateurs aux longs cheveux blonds font des kickflips dans un silence seulement interrompu par les cris des mouettes et les roulements à billes sur les dalles.

Quelle étrange cité… Tout y est mélangé, sens dessus dessous, une macédoine de choses et d’êtres humains… Difficile en arpentant le centre-ville de savoir si l’on traverse des quartiers riches ou des quartiers pauvres…. Les immeubles anciens, aux murs ocres, volets verts toujours fermés, et toits de tuiles, transpirent la décrépitude… Pourtant, les rares fenêtres ouvertes laissent entrapercevoir des appartements sublimes, aux plafonds tout en moulures en pureté et en blancheur… La place Jean Jaurès et les rues avoisinantes offrent un excellent aperçu de cette architecture.

On croise tous types de physiques. C’est beaucoup moins ségrégué qu’ailleurs. Des Méditerranéens, des Vikings, des Achyrmachides, des Créoles et des Kabyles, des Atlantes, des Cosaques Zaporogues, des Gétules mangeurs de poux, beaucoup de formes de visages que j’ai pu retrouve à Lyon, ou Grenoble… c’est une capitale impériale de l’Âge du Bronze… Un comptoir byzantin. Ou alors une cité pirate caribéenne, un port italien de la Renaissance, une vraie cour des miracles, un nid de corsaires, un Pandémonium, c’est l’Île de la Tortue… La plus vieille ville de France, édifiée par les Grecs il y a 2600 ans, salade tomate oignons sauce samouraï… l’air y est poisseux d’entourloupes, crépitant de complots, de magouilles, de coupe-gorges et d’aventures en tous genres… C’est une ville chaotique/neutre. Tout semble y avoir été bâti en réaction à l’Etat Jacobin, à la centralisation parisienne… chaque habitant, chaque arbre, chaque pierre semble tirer une fierté particulière à agir dans le désordre le plus total, et surtout en faisant l’exact inverse que ce que la Capitale pourrait dicter…

Le métro sort d’une vidéo de l’INA : plastique orange partout. Polices d’écriture désuètes. Teintes sépia. Bienvenue en 1978.

Comme à Delhi, on peut assister à l’application directe des théories libérales et de la main invisible : rien ne devrait marcher, et d’ailleurs rien ne marchera comme prévu, mais tout finit pourtant par marcher d’une façon ou d’une autre, une sorte d’ordre organique émerge naturellement de l’anarchie ambiante, et les trains finissent par arriver à peu près à destination…

Il y a des cabinets d’avocats toutes les deux rues. Une fois qu’on s’en est aperçu ça devient une obsession. La moitié de la ville semble se donner régulièrement rendez-vous en correctionnelle, entre deux bédos de frappe et une partie de boules.

Des T-Max remontent les rues à fond, avec du JUL à fond. Tous les chauffeurs Uber (qui roulent à fond) passent du JUL. Il y a une camionette JUL qui traverse la canebière (à fond) et qui diffuse du JUL à l’aide de haut-parleurs, comme si c’était le cirque Zavatta. Le vrai maire de la ville c’est lui.

Contrairement à Perpignan qui fleure bon le coup de surin dans les côtes à chaque coin de rue, Marseille est beaucoup plus détendue et débonnaire qu’on peut le croire. L’atmosphère y est paradoxalement beaucoup moins dure qu’à Paname. Que de la gueule, les Marseillais, décidément. Les femmes sont beaucoup plus libres, sûres d’elles, les visages infiniment plus ouverts, répondent sans se démonter aux « Hé cousine je t’emmène à la plage ? » des cailleras qui zonent. On notera également la pénurie quasi-générale de soutien-gorges, qui ne semblent pas être arrivés de la grande ville jusqu’ici.

On perçoit également une effervescence créatrice notable. Tous les artistes intellos désargentés, toutes les classes créatives Millenials semblent s’être réfugiés ici pour échapper à l’inéluctable déclassement générationnel, ce qui ajoute encore au bouillonnement de la ville.

Vous trouvez le XIXème arrondissement de Paris trop propre et pas assez épicé au palais ? Essayez Marseille ! En marchant dans les rues, les effluves aléatoires d’urine et/ou d’ordures rappelleront Dakar ou New Delhi au baroudeur blasé. Dans le Panier, favela brésilienne pour hipsters surgis de l’Antiquité, on chope la tourista rien qu’en regardant les poubelles qui débordent et les murs qui dégoulinent de graffitis alors que c’est has-been depuis une quinzaine d’années et que les taggeurs ont tous 50 ans aujourd’hui…

On torche la partie tourisme en une journée : le Palais Longchamp, Notre Dame de la Garde, etc. Fin d’après-midi à l’ombre du Panier. Posés au « bar des 13 coins » on descend des pastis bio (la distillerie Janot est juste en face), en attendant l’heure d’aller danser, quelque part au Nord de la ville dans une friche.

Tout ici semble être mon opposé polaire, la somme exacte de tout ce qui pourrait déclencher chez moi de terribles spasmes d’angoisses, et pourtant… pourtant j’aime cette ville. J’aime cette ville car elle m’est étrangement familière. Ce lieu en proie au laisser-aller généralisé a quelque chose de rassurant : c’est la preuve que deux millénaires de décadence ne suffise pas à éteindre la flamme de la vie, que tout meurt, mais que tout recommence toujours, qu’il y aura toujours une seconde chance, et puis encore une autre… Je me sens instinctivement à l’aise niché dans l’oeil du cyclone, au coeur du chaos, moite, barbe de trois jours, chemise déboutonnée, cuir tanné par le soleil, entouré de malandrins aux origines douteuses. Just another freak in the freak kingdom… Mémoire phylogénétique d’ancêtres pirates, mercenaires ou marchands ? Qui sait… Marseille est une ville majestueuse, dégradée, imprévisible, et plutôt à fond dans le lâcher-prise en ce moment.

On prend un Uber, et on arrive au Chapiteau. Genre de lieu alternatif trouvable n’importe où à Pantin, Saint-Ouen ou Bobigny. Il y a un food truck veggie, des cocktails compliqués et des terrains de pétanque. Je commence les choses sérieuses en enchaînant les « Matébombs » (génépi/Club Maté, et oui).

A l’autre bar, une serveuse blonde en petite robe noire, grands yeux bleus glace, air infiniment trop gentil et innocent pour ce genre d’endroit, sert des bières, toute seule… Je vais la voir, marmonne une blague sur le génépi en prenant ma posture d’Edouard Baer, la seule qui marche à peu près… On parle deux minutes… Elle rigole en rougissant… Je rougis aussi. Un jour il faudra bien que j’arrête de boire, et de tomber amoureux.

Je rejoins Julien à l’intérieur, qui mixe pour le moment tout seul à l’intérieur en mâchonnant des champis. J’empoigne le paquet et décide de le suivre dans sa démarche spirituelle et de me concentrer sur la chair des Dieux plutôt que celle des femmes.

La nuit avance, les âmes damnées arrivent progressivement, armées de leur pass sanitaire, et la pièce devient finalement une sorte de sauna bondé tartiné de nappes sonores ultra-violentes, et je m’oublie dans la marée humaine sudoripare. J’entrecoupe ces sessions par des débats à l’extérieur, arrosés de shots de rhum arrangé, avec Samuel et d’autres potes, débats portant sur l’immobilier parce que la trentaine est un enfer.

On parlote à un moment avec un Espagnol au genre indéfini, complètement torché et très sympathique, à qui Julien en pause tend un énorme cône, et qui s’exprime exactement comme le roi burgonde dans Kaamelott.

Toute cette petite comédie s’arrête vers 4h30… Fermeture, mais il y a un after de type Péripate au fond d’un hangar quelconque et secret, mais on est trop rincés avec Samuel pour continuer. J’évacue les lieux une pinte à la main, je ne sens plus mon visage….. On erre quelques mètres dans les rues désertes lorsqu’une sorte de Rom androgyne et visqueux me colle soudain en me demandant de le « prendre en photo », avant de s’éloigner en marchant tranquillement…. Samuel me fait poliment remarquer qu’il m’a subtilisé mon téléphone. Je pose délicatement ma pinte au sol, et commence à le courser. Il se cache parmi les voitures garées, on se tourne autour façon Benny Hill, situation lunaire, je finis par l’attraper par le col, je l’agonis d’injures… Il me rend l’objet du délit en maugréant, et s’en va, toujours tranquillement, en me menaçant… Je serre mon téléphone dans ma main, sans réaliser, je n’arrive pas à y croire, je récupère ma pinte, vérifie que je n’ai pas pris un coup de couteau… Samuel commande un Uber, je suis en montée d’adrénaline sur tout le trajet, répétant “putain, putain, putain” tandis qu’on traverse des quartiers miteux.

Le chauffeur s’arrête dix mètres avant notre Airbnb : une dizaine de pompiers et leur camion bloquent la rue… On sort. Deux mecs se sont plantés en T-Max juste en bas, à deux numéros de chez nous. L’un est en civière, l’autre désarticulé au sol façon Pinocchio, dans une mare de sang. Façade de boutique (en brique) complètement défoncée. “Putain, putain, putain, putain, putain !”

Je contourne le massacre en souhaitant bon courage aux pompiers, rentre chez moi, on se pose dans le noir, éclairés par le bleu des gyrophares qui passe au travers des persiennes, je fume une dernière clope pour calmer mon hystérie, puis m’affale sur le lit avant de sombrer dans le coma.

Nous passons le lendemain à la plage, où j’empile des pierres en méditant entre deux bains dans l’eau épaisse.

Au moment de rendre les clefs, ma logeuse Airbnb conclura : “oui c’est un loft d’architecte, tout est très design, c’est très agréable pour un week-end mais j’ai l’impression que ça plaît surtout aux Parisiens et aux homosexuels.”

Marseille, bébé.

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Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com