Nous sommes samedi soir et je réfléchis, cocktail à la main. Dans une soirée appart où en échange de la dégradation complète de mon foie, je pourrai élargir mon cercle social en discutant avec une vingtaine de potes de potes. Un ersatz de rallye pour middle-class dans une ville hostile, surpeuplée, et peu propice aux rencontres.
Flânant sans but au milieu du salon, soudain me vient une vision dans le gin-tonic : le décor est décadentiste, dépressif, fin de siècle … Cette pièce enfumée peuplée d’êtres pâles et maigrichons, consommant des produits forts pour oublier leurs lamentations intérieures, nostalgiques d’un état de félicité lointain et fantasmé… j’ai plongé en plein Paris de 1878 !… dans le Paris de Confessions d’un Enfant du Siècle, d’ A Rebours ou des Illusions Perdues. De pauvres citadins au corps frêle et au ventre mou, engoncés dans des vêtements de dandys peu fonctionnels et ridicules, grandis sous cloche comme dit Céline en racontant son enfance passage Choiseul… On jurerait un tableau de Toulouse-Lautrec ou d’Edgar Degas… Ce mélange de technique, de raffinement et de saleté si caractéristique de la France, de Versailles, Baudelaire ou Mort à Crédit, ce coté rideaux en soie avec lesquels on s’essuie …
Moi-même, sirotant un Bombay Sapphire agrémenté d’Indian Tonic, drapé dans les volutes de ma cigarette électronique, je fais officier anglais du Raj Britannique. Me manque que le monocle… Je réfléchis aux répétitions de l’Histoire… L’expression « le retour des années 30 » est galvaudée, moi, je sens bien que c’est le XIXème siècle qui nous revient en pleine gueule… J’asperge d’alcool la boule d’angoisse au fond de mon ventre, pour la délier et l’assouplir. Je me sens prisonnier d’une grosse roue qui tournerait pour l’éternité.
Effondré dans un fauteuil comme un Des Esseintes de carnaval en pleine tourmente, entièrement fondu dans le décor, je contemple mes semblables, au style normcore plein d’ironie. Je médite sur les tenants anthropo-sociologiques qui poussent les Blancs vingt-trentenaires à écouter de la musique des années 1990 en soirée. A s’habiller comme dans les années 1990. A finir leurs soirées sur les Rita Mitsouko, ou les Spice Girls en 2019. Beuveries absurdes, amourettes qui ne vont nulle part… Désir de régression, de présent perpétuel, d’arrêter le temps pour retrouver l’éternité de l’enfance, ou de la nuit… Ils ont l’air de sortir d’un clip de Thérapie Taxi, d’Eddy de Pretto, de Fauve ou de Lomepal. De bons iencli, en somme.
Le voilà, le rapport au monde de ma génération. Malgré Tinder, malgré Pornhub, malgré le twerk, malgré les plans-culs par dizaines, malgré les headlines de Madmoizelle.com sur le polyamour, malgré Nicki Minaj et JUL, mes congénères sont décidément très romantiques. Au sens strict du terme. Tous autour de moi rêvent de grand amour et de sécurité, nostalgiques de leur enfance surprotégée, plus simple, sans internet, au temps béni des magnétoscopes, inquiets face à l’avenir car le présent avance trop vite, incapables de faire face aux responsabilités de l’âge adulte (que je ne saurais moi-même définir), épuisés d’alcools et de drogues. Des trentenaires bien-pensant devenus bien plus lucides depuis 2015 année-charnière, qui rentrent le soir se cloîtrer dans leurs taudis, marinant dans les verres d’absinthe et les maladies vénériennes comme des poètes maudits amputés de toute sensibilité esthétique…
Le Mouvement Romantique éclot en Allemagne, en France, en Angleterre, et propose au monde toute une bande de comiques troupiers rayonnants de joie de vivre : Baudelaire, Chopin, Chateaubriand, Schopenhauer, Kierkegaard, Huysmans, Lautréamont, Alfred de Musset, Edgar Poe, Lord Byron… D’affreux réactionnaires fantasmant un Âge d’Or où tout était plus simple, des pessimistes qui faisaient scandale en posant sur la table, juste sous le nez du bourgeois, le constat très déplaisant d’une civilisation techniciste entrée en décadence. Des dépressifs shootés à l’opium, fascinés par la déchéance, la pourriture, la pulsion de mort, hypnotisés par les ruines. Facile de faire le parallèle entre la célébration de la mélancolie, ce plaisir d’être malheureux des Romantiques, et cette jouissance dans le masochisme qui affleure un peu partout en grosses bulles de fange à la surface du marécage 2019…
Au lieu d’aller contempler des tableaux de ruines ou de lire des poèmes sur des charognes, les Millenials regardent Stranger Things et Ready Player One ou consomment des oeuvres exprimant plus que jamais noirceur, violence ou anxiété… de Breaking Bad à S.T.A.L.K.E.R. de la minimale au hip-hop, de GTA V à Gessaffelstein, de Dark Souls à Carpenter Brut… True Detective, Perturbator, Dead Space, Handmaid’s Tale, PNL, Game of Thrones, Kavinsky, Black Mirror, XXXTentacion, Berserk, tout est sombre, poisseux, sordide, dépressif, rétro.
Arya, Sansa, Bran, Jon, Robb, Theon, c’est nous.
Game of Thrones, succès mondial surprise, hymne générationnel, incarne les « Y » et leur trajectoire : des héros tragiques et romantiques, passant d’un état de sécurité à une réalité imprévisible, cruelle et ultra-violente. Arya, Sansa, Bran, Jon, Robb, Theon, c’est nous. Ned Stark, le Père bienveillant qui nous protégeait tous finit tête coupée dans un panier sous les ricanements de la foule, et nous voilà éparpillés au quatre coins du monde, fragilisés, nomadisés comme mes amis enfuis à Berlin, Barcelone, Sidney, Pékin… Transformés, endurcis par nos mésaventures dans un monde plein d’open-spaces, d’attentats, d’échecs, de désillusions, de racket, de traumatismes, de viols, de harcèlements, de bolossages… On ne s’en sortira pas tous, on le sait bien.
On peut aussi penser à la vie du Bouddha, prince issu d’une caste de guerriers (tout comme votre serviteur), élevé par son père entre quatre murs d’un château, à l’abri des affres du monde, qui un jour s’échappe, découvre successivement la maladie, la vieillesse et la mort, et décide de se confronter à tout cette souffrance, d’y remédier, pour finalement devenir un ascète nomade médecin des âmes… Le destin de la Génération Y, si elle arrive à sortir de son narcissisme apathique, de son indignation stérile et de ses safe spaces, est d’embrasser sa vocation héroïque.
Tout en blablatant mécaniquement avec une fille quelconque (châtain, chargée de projet, slim taille haute, Vans Old Skool et boyfriend shirt savamment déboutonnée, tatouage sur l’avant-bras gauche), débitant des traits d’humour avec un sourire crispé, lui passant le bras autour de l’épaule, enlevant un cil perdu sur sa joue, partagé entre sentiment incontrôlable d’absurdité et libido de primate, je rumine… Elle me parle de Game of Thrones, de Tchernobyl, de son client relou, elle me déballe sa vie, en parlant vite, sans temps morts, sa façon à elle de gérer l’anxiété sociale, mais je ne l’écoute plus, je phase… Quand j’étais petit, j’étais persuadé qu’il se passerait une coupure, un truc, entre mon statut d’enfant et mon statut d’adulte. Il ne s’est rien passé du tout. L’enfant a vieilli et c’est tout. Je sentais bien pourtant que ça n’allait pas durer, que j’allais bien me faire escroquer par le travail et par la vie, que l’âge adulte n’allait m’apporter que des ennuis. A trente ans, ma vie stagne, bloquée par un plafond de verre infranchissable… Précarisé, incapable de fonder un foyer, de devenir propriétaire, d’avoir un CDI ou même une quelconque perspective d’accéder un jour à une forme de stabilité, je vivote. Je suis condamné à vivoter, comme un ado, tandis que mes cheveux tombent et que mon front se creuse… A part quelques coucheries médiocres laissant un goût amer dans la bouche au petit matin lorsqu’on se casse dans le brouillard, il ne s’est rien passé depuis la fin de mes études. Oiseau tombé du nid incapable de voler, je suis un dommage collatéral de l’époque.
Je ne me plains pas, hein… Je suis plutôt bien loti, j’ai encore la volonté de continuer l’expérience… En avançant dans la vie, on laisse des gens derrière nous. Certains autour de moi ont lâché la rampe, sans qu’on sache très bien pourquoi. Ils ont abandonné leurs études, leur boulot, se sont enfermés sur eux-même, ont décidé de mettre leur vie en pause, de la laisser en friche, en marge. Ils vivent en hikkikomoris, dans des studios crasseux puant le désespoir, diogénisés, enterrés sous les canettes de 8.6 vides, les cendriers pleins et les cartons de pizza. Il n’y a plus qu’un petit chemin pour passer, entre le linge sale et les sacs-poubelles, pour aller de l’entrée à leur PC. Leurs mères ont honte, et prennent des anti-dépresseurs. Lorsqu’ils m’expliquent leur vision verrouillée et à-quoi-boniste du monde, lorsqu’ils me décrivent une société intégralement corrompue, qu’on ne peut pas changer, je ne sais pas quoi leur répondre. Dans chaque cercle que je fréquente, il y a toujours quelqu’un qui a un frère, un cousin, un oncle, un ami qui s’est cloîtré, et survit comme ça en état de stase, dans un univers virtuel low-cost composé de jeux Steam , de Kinder Bueno et de shit livré à domicile. Quelque chose qui touche presque uniquement les garçons blancs de la classe moyenne, qui sont passés d’enfant poli et bien élevé à geek asocial incapable de gérer le passage à l’âge adulte. Le cannabis et les jeux-vidéos n’aident pas à se motiver pour se construire un avenir illusoire, c’est sûr, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de plus profond, de plus général, de plus massif qu’une simple histoire individuelle mal négociée. Quelque chose qui tient du phénomène de société, quelque chose de problématique comme disent les journalistes. Et toujours à cause de l’entrée dans le monde du travail, ou d’un échec amoureux. Tout ce qui tient de la l’âge adulte, donc.
Les rebuts de notre génération. Certains ne sont tout simplement pas faits pour encaisser la Vie. Éjectés du domaine de la lutte, culs-de-sacs génétiques, ils n’auront point descendance. J’en ai croisé, des marginaux… cinq heures du matin assis au bord d’une fontaine, dans les rues de Rennes, de Toulouse, de Brest, de Paris, de Perpignan, à boire dans les Maximator de punks-à-chien bretons, avec leurs yeux bleus et leurs dreads blonds, et leur djembé… ou avec des angoissés tous rentrés à l’intérieur d’eux-mêmes qui sursautent lorsqu’on les touche, qui filent rentrer chez eux les yeux baissés dans le métro… avec des obèses confinés qui passent leur vie sur WoW… avec des gothiques qui pleurnichent après le verre d’hydromel de trop dans le sous-sol d’un bar métal… avec des ados suicidés qui n’ont pas supporté le torrent de merde de la vraie vie d’adulte qui les attendait… Tous ces gens qui ont renoncé à toute la saloperie du monde, je sais qu’entre eux et moi, il y a une différence de degré, pas de nature. Je sais qu’à chaque épreuve de vie je plonge moi aussi le nez dans la bière et/ou un jeu de rôle. Je sais qu’ils sont tous mes frères.
Ding-dong, c’est le dealer qui sonne, “Jay”. Un géant Noir bien cliché, hilare, sûr de lui, un Noir d’affiche coloniale tout en sourire et yeux malicieux, respirant la santé et l’avenir, contrastant terriblement avec les semi-cadavres de l’appartement. On sent le fossé qui nous sépare, le fossé entre la vie et la mort. Très rapidement une assiette pleine de traces blanches apparaît… Je me ressers un gin. Enfer et damnation. Pour le soldat anglais à monocle ça y est, c’est la troisième guerre des Zoulous, c’est la débâcle… Au bout d’un moment, le rien-à-foutrisme ne vous sauve plus. Même Charles Bukowski devait pleurer de temps en temps.
Je surnage parmi les zombies qui me servent d’amis et que je vois chaque semaine brûler à feu moyen en attachant au fond de la casserole. L’épuisement physique, psychique et nerveux généré par cette ville mériterait d’être inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO…
Effervescence technologique, explosions des inégalités, néo-steampunk
Sur Wikipedia, Alfred de Musset théorise le Mal du Siècle comme « une période de nihilisme où le monde ancien est en train de mourir et où le monde nouveau n’est pas encore advenu. » Nous aussi, nous plongeons dans le nihilisme, en attendant un monde nouveau, sans impatience : Intelligence Artificielle, crédit social, narcissisme, identitarisme, robotisation, singes augmentés, hystéries militantes, bébés sur-mesure… Un épisode de Black Mirror grandeur nature. Cette Révolution Numérique pose des changements anthropologiques qui nous dépassent, et qui sont l’écho parfait de la Révolution Industrielle, son miroir augmenté.
Le nihilisme du dix-neuvième siècle est la conclusion de vingt-cinq années très spéciales qui suivent la Révolution: 1789–1814. Vingt-cinq années où nous avons renversé l’Ancien Régime, expérimenté la Terreur, et perdu un Empire. Vingt-cinq années de chaos, de reboot de la matrice, de perte totale de repères, de tâtonnements civilisationnels. Vingt-cinq années débouchant sur un chaos plus grand encore: la Révolution Industrielle. Une débauche d’avancées technologiques et de révolutions scientifiques s’ébrouant dans un tohu-bohu existentiel et une recomposition géopolitique imprévisibles, émergence d’idéologies grotesques, bouillabaisse spirituelle, à destination d’une génération d’angoissés totalement dépassés par l’évolution extra-rapide de leur environnement. La religion est en crise, Victor Hugo fait du spiritisme, les anarchistes posent des bombes, Toulouse-Lautrec se noie dans l’absinthe, pendant qu’autour d’eux apparaissent montgolfières, moteurs à explosion, fée électricité, radium, télégraphe, chaînes de montage, engrenages complexes, machines infernales…
Nous vivons aujourd’hui une époque semblable, une époque steampunk, une nouvelle révolution industrielle, une néo-Angleterre victorienne où les machines à vapeur et les usines au charbon seraient remplacées par internet, les prothèses intelligentes, la colonisation martienne… Mon arrière-grand-père est né avec la charrette à bras, et mort avec la bombe atomique. Moi je suis né avec le magnétoscope, et à 30 ans, je ne comprends déjà plus rien, dépassé par Snapchat, vaincu par la 5G, rincé par l’accélération exponentielle des innovations technologiques….
Dans ce chaos, les inégalités explosent… C’est Zola, Dickens, Oliver Twist, Cosette… Un monde où riches et pauvres forment deux espèces différentes. La séparation entre l’élite et le peuple est désormais sociale, culturelle, génétique, biologique, totale, consommée. Dans l’Ouest Parisien, les gens sont blonds, ont un port altier, et font 1m80. Dans le 18ème, c’est un pandémonium de paumés déracinés par le nouvel exode rural global. Des myriades d’esclaves uberisés et de prolétaires de bureau s’écharpent dans les ruelles sombres des faubourgs… Dans la France Périphérique, ce sont des corps de Hobbits, détruits par les travaux pénibles et la junk-food, des corps qu’on ne voyait jamais à la télé avant les Gilets Jaunes… Tous ces physiques étranges qui devaient choquer le bourgeois bien nourri traversant en calèche un coron ouvrier en 1830, face aux visages pleins de suie, aux filles tuberculeuses et aux enfants rachitiques…
La nouvelle Cité Ouvrière Google
En parlant de corons, les nouveaux titans de la Silicon Valley, machines à broyer cool et décontractées sont en train de calmement réinventer la Cité Ouvrière du Nord-pas-de-Calais d’antan, en créant des maisons Google dans lesquelles les employés Google dorment puis prennent le bus Google, pour aller travailler chez Google, avant d’avoir déposé leurs enfants à la crèche Google. Un système total où le patron règne en maître sur ses travailleurs, régule leurs vies, domine leurs destinées de serfs. La vie privée n’existe plus, la vie extra-professionnelle non plus. Pas le temps pour ça, de toute façon… A Paris, les jeunes alcoolo-dynamiques en CDD perpétuel s’entassent dans des studios insalubres. Le charme de l’ancien, au 1er étage sur cour, pour 1200€ hors charges… Beaucoup de mes amis sont en free-lance : c’est tout simplement le statut de journalier qui revient. L’acquis social du salariat est en train de disparaître gentiment (mieux, il devient ringard), au profit d’employés interchangeables et corvéables, comme dans Germinal.
En sept ans de vie de professionnelle, qu’ai-je vu ? Qu’on se fait virer pour rien, que n’importe quelle petite imperfection peut être montée en épingle par les Ressources Humaines pour vous dégager (et personne n’est parfait en permanence, jamais), que l’atmosphère est bien lourde bien pressurisante, qu’ont te fait bien comprendre que t’as intérêt à être à 130% tous les jours, parce que dehors c’est le chômage, que Paris, c’est un petit monde, que si ton boss ne t’apprécie pas, tu ne travailleras plus jamais. Pour tous ceux qui ne charbonnent pas assez, qui ne se sacrifient pas intégralement, c’est l’assurance de devenir un perdant, un déclassé, de sombrer dans la fosse, de se retrouver à égalité avec la masse globale déculturée sans plus rien, à égalité avec le Bengladesh.
Le bourgeois à gros ventre s’habille en A.P.C.
Je me ressers un verre, je commence à être soul. Mais le Bombay Sapphire est décidément inspirationnel. Autour de moi marinent dans leur jus : un directeur artistique, trois chefs de projet, des marketeux, des strategists, des podcasteurs, des journalistes, des graphistes, des motion-designers… la nouvelle bourgeoisie. La nouvelle pseudo-élite. Que des militants quotidiens de l’inhumanité. Tous ceux qui gagnent plus de 2000 nets (c’est à dire à Paris : qui ne vivent pas complètement dans une misère crasse) sont investis totalement dans leur travail, ne comptent pas leurs heures, se suicident lentement devant leurs écrans.
La figure du bourgeois Balzacien avec gros ventre et montre à gousset n’a pas changé. Maintenant, il porte des Van’s, une chemise APC, mange gluten-free et roule en CityScoot. Il ne va plus à l’église cinq fois par semaine tout en faisant travailler des gosses dans son usine, il se contente de voter PS tout en bossant pour Mc Donald’s, L’Oréal et Vinci, Xavier Niel, Pigasse ou Patrick Drahi dans son agence de communication, sa start-up ou sa rédaction, « parce qu’il est humain quand même tu comprends… »
Dans un groupe de presse pour lequel j’ai travaillé, il y a quelques années, le directeur général était un géant dodu à lunettes, énorme geek habillé en baskets et t-shirt à slogan ironique maculé de tâches de gras. C’était aussi un sociopathe autoritaire menant tout le monde à la baguette. Lors de mon entretien d’embauche, un matin dans un restaurant au pied de la tour, je l’ai vu engloutir une demi-baguette de tartines beurrées confiturées tout en m’exposant un jargon technique rempli de R.O.I., croissance, pour-cent, augmentation exponentielle du nombre d’abonnés numériques, tunnel de commande développé en React… Je l’ai vu virer des gens en pleine réunion, devant moi. Enfin, les humilier poliment plutôt, juste suffisamment pour qu’on sache tous qu’ils allaient recevoir un petit mail des Ressources Humaines le lendemain. Un tueur impitoyable, cool et décontracté. Il incarnait l’époque, il en était le V.R.P…
A Paris 2019, la religion dominante est un moralisme syncrétique dérivé du christianisme qui permet de travailler pour les entreprises les plus dégoûtantes du monde tout en pouvant quand même se regarder dans la glace le matin. Ce socialisme chrétien tire sa source du message de Jésus Christ dans les évangiles, en particulier le sermon sur la montagne. Il se base sur l’idée d’égalité entre hommes (égalité des âmes), la fraternité entre hommes (tous frères car « fils de Dieu ») et la dignité humaine (les hommes sont faits « à l’image de Dieu »). Il prône en particulier un certain détachement personnel des richesses et plaisirs matériels (accusés de détourner l’homme du Bien) et l’aide aux plus pauvres et persécutés.
Les bulletins « Benoît Hamon » ou « Jean-Luc Mélenchon » sont des indulgences permettant d’accéder au statut de “Juste” ou “Parfait”. A chaque élection, je lave mon âme de tous les péchés que ma vie dissolue entraîne : iPhone fabriqué par des esclaves, bananes ramassées par des enfants, traces de cocaïne dont le circuit de production implique au moins deux ou trois cadavres, semaines consacrées à un travail rendant chaque jour le monde plus laid… De sbire au service d’un système absurde, je deviens un résistant passif, par la transsubstanciation du Saint Bulletin. Personnellement, j’attends le nouveau Martin Luther avec impatience. Celui qui déshabillera tous les hypocrites de cette ville, qui arrachera leurs masques visqueux pour que le monde entier puisse les voir tels qu’ils sont.
Dans cette nouvelle société semblable à l’Inde ou l’Angleterre victorienne, il est parfaitement normal et admis de croiser un enfant difforme mendier en rampant sur le sol du métro. Ce n’est qu’un Intouchable, un Irlandais… Une vraie Cour des Miracles… On a jamais vu autant de miséreux dans les rues de Paris. Tout le monde connaît la femme-chien de Châtelet, marchant à quatre pattes avec ses articulations inversées… le cul-de-jatte de Bastille qui se déplace sur ses mains, le manchot des Halles qui vous tend son pot à thunes coincé entre deux orteils… l’homme-canard de République, sont seules les genoux sont désarticulés, et qui se dandine à hauteur de nombril, avec son ventre gonflé et son petit cou… le lépreux de Gare du Nord, vêtu d’un qamis, affichant ses moignons et sa perturbante absence de nez au regard de passants indifférents… Tout le monde se décale un peu à leur passage, remontant le son de ses écouteurs. On s’est vite habitué au retour de la misère et de la maladie dans les rues. Heureusement, il est toujours possible de maintenir une haute valeur morale, en assurant à son entourage que l’on utilise que des circuits courts, et que l’on a arrêté tous les aliments carnés.
Corruption, complotisme et angoisse en plein Néo-Weimar
Il y a quelques mois, j’ai fait l’expo Kupka au Grand Palais. François Kupka, peintre tchèque parti vivre en France en 1896… Une importante partie de son travail est composée de caricatures politiques, publiées dans l’Assiette au Beurre, un magazine satirique. Je vous laisse y jeter un coup d’oeil… Bourgeois ventrus à nez crochu, triangles Illuminatis, anti-maçonnisme, défiance envers l’Etat, critiques d’une république corrompue et pourrissante, cynisme, scientisme, lobbies, réseaux, ésotérismes, occultismes… C’est ça l’ambiance l’Assiette au Beurre, journal parmi les plus lus à l’époque. D’ailleurs, les journaux, les romans de gare, toute la culture populaire de ce temps traduisent une crise spirituelle et morale énorme, une perte de sens qui fait exploser les superstitions, les bricolages sectaires et les complotismes dans toutes les couches de la société… Mais également une peur de la guerre sourde, une menace étrangère qui plane, impalpable. Quelques années seulement avant 14–18. Exactement le climat qu’on retrouve en 2019 un peu partout sur les réseaux sociaux…
On remarquera que toute cette soif de mort n’aura pas été étanchée par la Grande Guerre. Toutes les pulsions destructrices et décadentes n’auront pas été purgées, loin de là. Il suffit de regarder la culture des années 20, les années folles, mélange de misère, de sexe, de jazz, de vitesse… Voilà comment Otto Dix dépeint la République de Weimar, emblématique de cette époque. Tout y est :
Peu ou prou la même chose, l’annonce de futures purges, encore plus violentes : les grands totalitarismes du XXème siècle, et la Seconde Guerre Mondiale. Toute la première moitié du XXème siècle n’est qu’une longue montée en tension, un crescendo démentiel débouchant sur les monceaux de cadavres de 1945.
En songeant à tout ça, je me déhanche vaguement sur Pain de Boy Harsher, alors qu’on me tend un énorme joint, dont je fais tomber quelques cendres dans ma flute de Champagne (le gin est écoulé depuis un certain temps déjà)… Moi je suis d’accord avec Rimbaud, le poète est un voyant, il sent les choses les ondes, les vibrations du monde. Il perçoit les futurs tremblements de terre, tsunamis ou ouragans, comme les animaux, comme les canaris qui sifflent au fond des mines. Les poètes romantiques ont senti l’angoisse diffuse qui allait exploser en carnage mondial, en grandes boucheries indépassables… Quels futurs carnages sommes-nous en train de sentir ? Que se passera-t-il en 2030 ? En 2040 ? En 2100 ?
Paris 2019 (la vraie suite de New-York 1997) est un vrai marécage, une décharge, un bourbier, une Tour de Babel qui attend sa purge, sa formidable descente de CRS pour sortir tout le monde matraque à la main au petit matin comme une volée de moineaux. Un décor de théâtre décrépi, craquelé fendillé de partout, qui grince sous nos pas. Une immense régression anthropologique, avançant par petites touches, faite d’ultra-violence, de crédulité et d’arrogance, qui annonce le monde de demain… Les Romantiques avaient peut de la guerre, de la science et des délires technicistes; notre époque, elle, est terrifiée par le transhumanisme, le désastre écologique et le grand remplacement, les GAFA et l’islam, l’effondrement du capitalisme et la robotisation… Ça promet.
J’ai lu quelque part que notre période est comparable géopolitiquement à la veille de la Grande Guerre : en 1914, une puissance maritime, l’Angleterre, fait face à une puissance continentale, l’Allemagne. Lorsque l’Allemagne commence à se bâtir un flotte pour concurrencer les Rosbifs, la guerre est déclarée, via le prétexte d’un assassinat de prince Austro-Hongrois. Aujourd’hui les Etats-Unis et la Chine jouent ce rôle : la Chine construit chaque année l’équivalent de la flotte française, et concurrence dangereusement l’hégémonie navale américaine…
Sommes nous condamnés à vivre des cycles infinis ? Des répétitions permanentes, comme les ondes sur l’eau lorsqu’un caillou y fait plouf ? Je commence à patauger un peu, on ne va pas se mentir, je suis complètement fait. Lorsque Nietzsche a réalisé la notion d’Eternel Retour, il a sombré dans la folie…
Après m’être extrait de cette soirée sans queue ni tête, je marche dans les rues de Ménilmontant, écoutant la B.O. de la dernière saison de Game of Thrones (seul aspect réussi de cette conclusion terriblement bâclée)… Vers Pyrénées, j’ai l’impression pénétrante d’être, quoi que je fasse, à ma place sur la grande roue du dharma. J’ai l’impression de jouer parfaitement mon rôle dans une grande partition. J’ai l’impression d’être agi, pétri, emporté par le flux de l’Histoire, par des causes et des conséquences qui me dépassent, comme mes jambes qui me portent toutes seules en direction de mon lit. J’ai l’impression que tout ça tourne en boucle, que si demain le Big-Bang recommençait, ça se passerait exactement pareil, une machine à laver enchaînant ses cycles et son essorage pour l’Eternité. Et ça ne me convient pas du tout. Je perçois quelque chose au fond de moi, une révolte, une force tragique qui me chuchote qu’avec assez de force et de volonté, on peut faire dévier la trajectoire, déverrouiller le Destin, une force qui cherche à lutter contre les Dieux, comme un Grec, comme un héros mythologique, même si l’on doit finir écrasé par ce monde qui veut notre peau, même si l’on doit finir au Tartare…
Crispé sous la couette cette nuit-là, je cauchemarde d’énormes usines remplies d’engrenages, dans lesquelles je sème le chaos, en quittant la place qu’on m’a assigné, comme Charlot dans les Temps Modernes, pour partir explorer ce dédale immense de pièces, de jets de vapeur, et de machineries…