La Poursuite du Bonheur

Hazukashi
21 min readApr 27, 2020
Melancholia — Dürer

Être heureux. Construire son bonheur. Profiter. Croquer la vie à pleine dents. L’injonction quotidienne, le but par défaut fixé par le western lifestyle. Pourquoi pas. Je veux bien, moi, la croquer la vie… Cela dit, lorsqu’à deux heure du matin je m’appuie à ma fenêtre et que je lève les yeux au ciel pour contempler le silence éternel de ces grands espaces infinis, je sens monter à mes naseaux comme un délicat fumet d’entourloupe philosophique de premier ordre.

Je finis toujours par me demander pourquoi les Français gobent du Xanax comme des Smarties et arborent un teint grisâtre. Pourquoi nous sommes le pays de Michel Houellebecq et de l’existentialisme et des gens habillés en noir qui fument des clopes en terrasse en s’interrogeant sur l’absurdité de la vie et pas celui du twerk ou des carnavals avec des meufs en strings ? Pourquoi avons-nous un taux de suicide ridiculement haut ? Pourquoi on est le pays d’Alain Bashung et pas de Magic System ? Pourquoi malgré la sécu, le pastis et le Louvre, sommes-nous une peuplade de dépressifs chroniques plongés dans un intense désarroi, mâchonnant du Tramadol prostrés dans des appartements ternes, comme du bétail en stabulation ? Pourquoi ce pays ressemble-t-il à un purgatoire où des âmes hurlantes viendraient pleurer des larmes de sang en attendant la libération, tout en faisant trois repas chauds par jour et en scrollant nonchalamment les feeds de leurs applications iPhone ? Hein ? C’est à qui la faute ?

L’historien Darrin Mc. Mahon peut nous procurer quelques éléments de réponses : le bonheur, c’est une invention très récente. Au commencement, il y a la racine: “heur” qui signifie “chance”. Idem en anglais avec “happy” et “hap”, “happen”, “mishappen”, “hapless”. Le bonheur au départ, consiste tout simplement à être suffisamment chanceux pour réussir à éviter la plâtrée de maladies, d’accidents, d’ignominies que vous réserve la vie, point barre.

Puis viennent les penseurs Grecs de l’Antiquité, qui eux conçoivent le bonheur comme la conséquence d’une vie vertueuse, stoïcienne, platonicienne, épicurienne, etc. Cette vision infusera la pensée chrétienne, et pendant la majeure partie de l’Histoire de l’Occident, être heureux, c’est être vertueux. C’est à dire mener peu ou prou une vie de moine.

Ce n’est qu’à partir de la Renaissance puis des Lumières qu’une idée d’un bonheur personnel et ataraxique qu’il faudrait poursuivre sans relâche fait son apparition. La notion de “Droit au Bonheur” s’impose, avec en porte-voix la Déclaration d’Indépendance de l’Amérique en 1776. The Pursuit of Happiness. Cette notion comporte cependant un défaut : elle suppose que tout le monde doit pouvoir être heureux tout le temps.

Mais difficile de transformer un état physiologique transitoire en droit inaliénable… Notre tempérament s’équilibre naturellement avec notre environnement, afin de pouvoir vivre en société. L’Homme est une matrice qui s’adapte au réel en permanence afin d’atteindre cet état d’homéostasie. Nous sommes câblés pour être moyens, pour nous sentir moyens, dans la mesure du possible. Moyen-joyeux, ou moyen-triste quoi, moyen-gentil ou moyen-vénère, selon les goûts personnels. Nous éprouvons nos humeurs ponctuellement, petits bips dans un encéphalogramme stable, petite astuce évolutionniste du cerveau pour écraser toute complaisance, pour moucher toute auto-satisfaction, tout désespoir, pour nous pousser à avancer, coûte que coûte, bon an mal an, sans jamais s’enliser ni dans la félicité ni dans la tristesse.

Tout prolongement ou exacerbation de ces états dans le temps est d’ailleurs considéré comme pathologique: personnalité borderline, troubles bipolaires, dépression, manie, cyclothymie, etc. Le quidam qui gagne au loto, après quelques mois d’euphorie, retrouvera le même état d’esprit d’avant son ascension sociale express, avec exactement le même nombre de bons et mauvais jours… Plusieurs documentaires exposent méticuleusement les descentes aux enfers de prolos gagnant à l’Euromillion et finissant misérables ou suicidés pour n’avoir pas compris qu’à partir de maintenant, ce serait exactement la même chose… Et ça marche dans les deux sens: le tétraplégique ou le déporté dans un camp sibérien, après une période de dépression plus ou moins longue, s’habituera tant bien que mal à son nouvel environnement diminué. Les lectures de Maus d’Art Spiegelmann ou de Si C’est Un Homme de Primo Levi nous montrent que les gens continuaient à essayer de vivre, à Auschwitz.

En Patagonie, loin au bout de la Terre de Feu, il y a un peuple, les Kawésqar, qui n’a pas de mot pour désigner le bonheur. Ils connaissent la faim et la satiété, la santé et la maladie, la chaleur et le froid… Parfois ils rient, il chantent, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Kawésqar n’ont jamais jugé utile de définir cet état par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse.

Vouloir le bonheur de manière pérenne équivaut à vouloir éprouver constamment un orgasme, à être tout le temps rassasié. C’est une quête insensée et vouée à l’échec. Un peu comme tous ces millionnaires ayant consacré leur vie à amasser de l’argent, à concevoir l’argent comme une fin et non comme un fuel, et qui une fois riches se trouvent obligés d’acquérir des yachts de plus en plus gros et dorés pour maintenir leur boost endorphinique, et tenir à distance la terreur existentielle. Quand le manque vient à manquer, c’est l’angoisse, disait Lacan. Non seulement l’argent ne fait pas le bonheur, mais le bonheur non plus ne fait pas le bonheur. Le bonheur n’a jamais rendu heureux personne. C’est le concept le plus vaseux que l’on puisse imaginer…

Deux cents ans de solitude

Penchons-nous maintenant un peu sur notre Histoire. Cela fait plus de deux siècles que l’Europe est plongée dans un immense désordre, enchaînant crises, révolutions, innovations disruptives, changement de paradigmes permanent ponctués d’immenses boucheries…

En premier lieu, la Révolution Française : 1789–1814. Vingt-cinq années où nous avons renversé l’Ancien Régime, expérimenté la Terreur, et perdu un Empire. Vingt-cinq années de chaos, de reboot radical de notre matrice civilisationnelle, débouchant sur un chaos plus grand encore : la Révolution Industrielle.

Explosion d’innovations technologiques mal maîtrisées, rues noircies de charbon, exode rural, travail des enfants, républiques corrompues… Le dix-neuvième siècle est la conséquence de ces vingt-cinq années très spéciales qui suivent la Révolution, et voit émerger le mouvement Romantique… De Baudelaire à Chopin en passant par Huysmans, Musset et Nerval, tous les auteurs de l’époque expriment une mélancolie infusée de nostalgie envers un Âge d’Or perdu, et de ressentiment envers une société dominée par la pensée rationaliste et les valeurs bourgeoises. Le fameux Mal du Siècle chanté par Chateaubriand dans René. Cette tradition romantique de dépressifs rêveurs est encore bien ancrée. A Montparnasse, les tombes de Baudelaire et de Gainsbourg sont toujours fleuries, de jeunes gotho-pouffes s’y allongent pour s’y prendre en selfie. Le séduisant spectre de Des Esseintes, le héros d’A Rebours, plane encore.

La débauche de chaos spirituel et technologique de la Révolution Industrielle fait enfler la peur et la pulsion de mort en terribles kystes, qui finiront par dégorger sur juillet 1914. Pour la première fois, une génération entière va traverser l’Enfer et en revenir un peu secouée. Nous avons tous été touché de près ou de loin par ce momentum historique, que celui qui n’a pas un ancêtre ayant connu un guerre traumatisante avant de se reproduire lève la main. Or, les traumatismes laissent des traces dans l’ADN, et se transmettent héréditairement.

Pourquoi ? Parce que le patrimoine génétique d’un individu s’adapte en permanence à son environnement, pour aider la génération suivante : c’est l’épigénétique. Une étude démontre que les petits-enfants des survivants des camps de la mort développaient des symptômes de stress post-traumatiques, des traits anxieux, alors même qu’ils n’avaient connu aucun moment de vie de type “guerre mondiale” ou “génocide”. D’autres études montrent que des siècles de persécutions pourraient être à l’origine d’un gène de l’anxiété très répandu chez les Juifs Ashkénazes (très mignonnement baptisé “Gène de Woody Allen”, et maintenant je me demande comment on va appeler le gène qui pousse les gens à se marier avec leur fille adoptive).

L’angoisse est une réaction-reflexe de type “fight-or-flight”, une alarme du corps pour prévenir que quelque chose ne va pas. Lorsque vous passez 6 mois à vous faire pilonner la gueule d’obus, de shrapnels, à vous faire gazer, mitrailler, enterrer, assourdir, mutiler, exténuer, à voir votre vie défiler devant vos yeux à perpétuité, votre corps réagit. Il s’adapte. Il se dit “tout est dangereux”, il part du principe qu’à partir de maintenant, le chaos du champ de bataille est l’environnement-standard sur lequel s’étalonner, et développe un seuil de tolérance plus tatillon, transmissible à la génération suivante. Et cela donne des gosses hypersensibles à ce qui les entoure, anxieux et pas spécialement sereins. C’est ainsi que le concept de « babtou fragile » voit le jour.

L’anxiété est un coup de pied au cul évolutionniste, qui sert à agir. Un mécanisme de survie. La crise d’angoisse est la matrice de tout volontarisme. Je sais de quoi de je parle, avec quatre générations de soldats coulant dans mes veines, torrent de boue charriant cadavres et mauvais souvenirs au fond d’un trou d’obus, il n’aura fallu qu’un banal attentat islamiste pour tout réactiver, pour me plonger dans un abysse de ténèbres stridentes, en pleine campagne de Warhammer 40.000, une impression d’apocalypse imminente très difficile à décrire, un trou dans le tissu de la réalité soudain comblé par tous mes cauchemars les plus paranoïaques.

Paradoxalement, je ne m’étais jamais senti aussi vivant, ce soir-là, tous les sens en alerte, moustaches dressées, nez au vent. Un ami très cher m’a raconté un soir qu’il avait ressenti la même chose à dix ans, lorsque la Renault Nevada familiale s’est plantée sur l’autoroute en pleine nuit, quelque part en Normandie, brisant toute nette l’ambiance lounge distillée par TSF Jazz, soudain réveillé par l’odeur d’essence, étonné de sentir sa tête coller au siège avant à cause du sang tout poisseux, les parents inconscients, têtes contre volant et boîte à gants, extraction du véhicule compressé, course le long de la borne d’arrêt d’urgence jusqu’à la cabine téléphonique, appel du SAMU puis retour illico à la carcasse pour attendre les secours dans un état d’ultra-vigilance. Il ne s’est même pas aperçu que son bras gauche, étrangement ankylosé, était fracturé.

Il a comme moi, réalisé à ce moment la nature radicalement biologique de l’Être Humain. J’y reviendrai.

Le relax décontracté du gland, la cigale mentale qui ne s’inquiète de rien, qui prend la vie comme elle va, aura beaucoup plus tendance, en pleine jungle, à goûter la première baie chelou venue pour mourir dix minutes plus tard l’écume aux lèvres. Le névrosé qui a peur de tout, qui vérifie trois fois que qu’il a bien fermé sa porte et éteint la lumière comme un putain de toqué lorsqu’il sort de chez lui, qui est en état d’alerte permanent, a peu de chance de se faire rouler dessus par inadvertance en traversant un passage clouté. Il se condamne en revanche à une vie longue et chiante, cotonneuse et sans prise de risque, enfermé dans un panic room suisse-allemand avec des flingues et des boites de conserve. Only paranoids survive.

Français et Allemands d’aujourd’hui ne sont que les échos biologiques des boucheries d’hier. Nous ne sommes qu’un contrecoup, le ressac d’une vague de mutations anxiogènes, les cris d’effroi de nos aïeux résonnent encore à nos oreilles, et il faudra encore quelques générations avant que l’océan de notre genetic pool ne dissolve tout ça et redevienne mer d’huile.

Pour le moment, nous sommes encore bien loin de tout avoir digéré, surtout que l’Histoire ne se gêne pas pour continuer à nous envoyer des plats dans la gueule. Après la seconde guerre mondiale, le mouvement romantique laisse la place à l’absurde et l’existentialisme… Camus, Sartre, Anouilh, Ionesco, Beckett, Sagan… Le monde n’est plus nostalgique, après les crimes de masse du XXème siècle, il est dorénavant absurde et dépouillé de son sens. Malgré l’explosion d’un Eros compensatoire dans les 60’s, il s’enfonce dans la dépression et la mort du Désir, qui atteindront leur pinacle dans les années 90 avec Michel Houellebecq.

Là où aux USA, baby-boom et victoire sur les Nazis entraîneront révolution culturelle et Summer of Love, en France les soixante-huitards naissent en réalité sur un champ de ruines post-apocalyptiques : démantèlement de l’empire colonial, perte d’un rôle conséquent sur la scène internationale, lent effondrement socio-culturel… La technologie, le confort, la hausse du niveau peuvent tout compenser sauf la perte de prestige. Il faut voir ces vidéos de l’INA sur l’état de Paris en 1957 ou 1959… Mes parents m’ont d’ailleurs souvent décrit leur jeunesse de boomer dans les 50’s tant enviée et décriée, comme ayant été en réalité plutôt dure : ma mère a grandi en banlieue Vigneux-sur-Seine, Montgeron, sans eau chaude, toilettes au fond du jardin, cuisine noire et miteuse séparée de la pièce à vivre par un rideau… mon père a passé son enfance dans des chambres d’hôtels car il n’y avait plus de logements… A leur âge, je me prélassais devant ma Super Nintendo en me gavant de Kinder CountryOK Boomer.

Tout ça était déjà bien mal parti de toute façon. Conditionnés par l’adaptation à un climat froid, avec de vrais hivers et de vrais étés, les Occidentaux (et les Asiatiques du Nord) sont naturellement anxieux, dépressifs et amasseurs. Au Néolithique, celui qui survit à l’hiver, au retour inexorable de la Mort, c’est la fourmi, c’est celui qui est suffisamment psycho-rigide et névrosé pour prévoir un stock de graines pour les trois mois suivants. La cigale (décontractée du gland), elle, finit congelée, évacuée de la course encore une fois. Dans Jean de la Fontaine se cachent tous les secrets de l’Humanité.

Nous sommes le résultat d’une adaptation multi-millénaire, d’une sélection naturelle drastique afin de nous permettre de survivre à un climat bien précis, que nous avons exporté partout dans le monde : l’Occident capitaliste (pléonasme) amasse naturellement plus de ressources qu’il ne peut en consommer, et pille par conséquent le monde, par peur atavique de manquer lors de l’hiver prochain. Le monde comme volonté et comme partie de Sim City géante. Et Greta Thunberg n’en est que l’autre versant, suivant la même logique : si nous amassons trop, si nous consommons trop, si nous ne sommes pas assez prévoyants, si nous ne mettons pas en place de stratégie, nous ne survivrons pas aux prochaines saisons, encore et toujours.

Il y a également de quoi gloser dessus pendant des heures, mais je suis intimement persuadé qu’il y a quelque chose de spécifique à la culture française qui nous plonge dans le pessimisme et l’auto-critique… Ce cocktail détonnant de culture latine émotionnelle, de rigidité germanique et climat merdique britannique… Un pays écartelé entre Nice et Dunkerque, entre Strasbourg et Biarritz… Un pays d’athées rationalistes terrorisés par les grands espaces infinis pascaliens, l’absurdité camusienne, et l’angoisse existentielle sartrienne. Instant fun fact: le vocabulaire français est particulièrement riche, plus riche que toute autre langue indo-européenne en ce qui concerne le champ lexical de la négativité : morosité, tristesse, malheur, acédie, spleen, chagrin, malaise, ennui, blues, mélancolie, anomie, désespoir, affliction… Nous sommes des Kawésqars. Cette influence de la langue est d’ailleurs fascinante : il suffit de comparer les différences entre Canada anglophone et francophone, Afrique anglophone et francophone, Wallons et Flamands, Romands et Schweizerdeutschs… On doit plus ruminer à Saint-Louis qu’à Nairobi.

Depuis Descartes et Voltaire, le doute est notre premier réflexe philosophique. Le Français méprise l’optimisme en le considérant comme une preuve de naïveté. C’est bien évidemment le cas, mais notre paresse intellectuelle nous fait oublier une chose: le pessimisme est tout aussi candide. Si la positive attitude des Américains ou des Africains a quelque chose de ridicule (l’entrain boy-scout des premiers et la joie sans objet des seconds génèrent souvent chez moi une sorte d’agacement), notre tropisme à nous est tout aussi idiot. Mélange suspect d’esprit critique et d’idéalisme déplacé. Rationalisme et universalisme. Dénigrement sarcastique et illusions de grandeur. Grand écart. Nous avions un Empire, nous avions les Lumières, nous allions exporter la Civilisation partout dans le monde, nous avons échoué, et maintenant tout le monde parle anglais en mangeant des cheeseburgers Big Fernand. C’est la hchouma. Nous ne supportons pas l’échec de nos ambitions, et nous nous vautrons depuis avec délices dans une auto-critique complaisante et masochiste.

Mais tout ça n’est en réalité qu’un cache-misère, de la lingerie de luxe pour se distraire… derrière cette chaudière à tristesse auto-alimentée, derrière cette modernité industrielle au train de vie accéléré stressant et anxiogène, derrière les manques des Millenials (nostalgique d’un passé disparu : une enfance surprotégée dans les 80’s — 90’s, inquiète face à l’avenir car le présent avance trop vite, incapable de faire face aux responsabilités de l’âge adulte), se cache un morceau de viande bien plus épais…

Le dernier désenchantement du monde

Ce morceau de viande, c’est justement que nous ne sommes que des morceaux de viande. Nous sommes actuellement en train de vivre notre dernier désenchantement en date. Nous avons successivement découvert que l’Homme n’était pas au centre de l’univers, puis qu’il n’était pas différent des autres animaux, puis qu’il était déterminé par ses pulsions inconscientes et le poids de ses rapports familiaux. Après Galilée, Darwin et Freud, reste une dernière gifle : nous sommes biologiques.

Les avancées de la recherche en virologie et bactériologie ont révélées notre nature d’entité collective, les avancées de la recherche en génétique ont révélées le fatalisme de nos destins. L’Homme est une colonie d’eucaryotes gouvernée par son hérédité et par tous les parasites qui y ont élu domicile ou qui l’influencent de l’extérieur. Notre Moi n’étant que le dernier et le moins influent de ces parasites, l’hôte de multiples consciences, se redéfinissant sans cesse, au gré des variations de sa flore intestinale, de ce qu’il respire, de son système endocrinien et de ses désirs mimétiques. Taper « microchimérisme » sur Google promet de bien sombres découvertes.

Les recherches sur l’émergence de la conscience (sans doute d’origine virale) confirment également les intuitions de Schopenhauer : nous sommes des agrégats de cellules mus par un instinct reproducteur, et notre personnalité n’existe que pour des raisons strictement évolutives : c’est plus pratique pour chasser, fuir et survivre à notre environnement. Plus efficace pour se reproduire, basta. Nos émotions et tout ce qui peut faire la particularité de notre être ne sont que des outils destinés à optimiser notre rôle instinctif au sein de la tribu humaine. Nous sommes des singes nus, qui se sont mis à penser très tard, et très mal, comme en témoigne notre néo-cortex, greffé sur notre cerveau reptilien avec autant de naturel qu’une prothèse mammaire. Le dualisme corps-esprit vole en éclats. Il n’y pas de séparation entre les deux, le second n’étant que l’émanation du premier.

Dans ce fascinant documentaire sur le Blob, organisme uni-cellulaire sans cerveau, mais pourtant doué d’intelligence et de logique, les scientifiques s’émerveillent, s’étonnent devant leurs expériences, sans réaliser que cela remet en cause l’importance de leurs propres cerveaux et de leur “conscience”. Que cela fait d’eux des organismes multi-cellulaires, des amas de Blobs aux décisions et à la volonté collectives, bien plus impérieuses que tout choix conscient.

L’anthropocentrisme connaît sa dernière castration. L’Homme n’est non seulement pas au centre de l’univers, ni au centre du règne animal, mais il n’est même pas au centre de lui-même. Il n’est même pas sa propre mesure.

Nous fourmillons sur une surface minuscule à l’échelle de la galaxie, comme de petits crabes dans une flaque d’eau de mer lorsque nous soulevons un rocher armé d’une épuisette. Tout ce qu’il faut savoir de l’Humanité s’apprend en Normandie à marée basse.

Notre machine est bien huilée : nous sommes suffisamment intelligents pour remettre en cause notre environnement et émettre des hypothèses quant à notre propre nature, mais pas assez pour les résoudre. Tant de scientifiques ont renoncé à leurs recherches, se sont murés dans le déni, sont devenus fous ou se sont suicidés après avoir fait une découverte remettant légèrement en cause leur conception du monde. La vaste majorité d’entre-nous est incapable de réaliser que son Moi n’existe pas, que l’on n’a pas prise sur sa propre individualité, que lorsque vous décidez de prendre un verre d’eau pour en boire une gorgée, votre « décision consciente » arrive en dernier, tout au bout d’une chaîne de décisions s’étant jouée 1/100ème de seconde avant que vous ne pensiez à boire, et dans laquelle personne ne “vous” a consulté.

Dans The Last Messiah, le philosophe norvégien Peter Wessel Zapffe témoigne de cette difficulté à accepter notre nature. Poussant très loin le pessimisme (là-dessus, les Norvégiens ont l’air aussi fort que les Français j’ai l’impression), il considère que la conscience est un « paradoxe biologique, une abomination, une absurdité, une exagération de nature désastreuse ». Les Hommes ont développé un besoin que ne peut être étanché, puisque la nature elle-même n’a pas de sens; pour survivre, l’humanité doit réprimer cet handicapant surplus de conscience. C’est « une condition requise pour l’adaptabilité sociale, et tout ce qu’on appelle communément une vie saine et normale ».

La « conscience » est un paradoxe qui nous force à chercher à tout prix à être inconscient de ce que nous sommes : des amas de chair pourrissante accrochée des os friables. Nous cachons ce savoir derrière de fabuleuses illusions, passant nos vies à espérer ne pas se laisser embobiner par des informations qui nous dépouilleraient de nos mécanismes de défense et nous laisseraient nus devant le regard vide et silencieux du Néant.

Zapffe liste quatre illusions, quatre mécanismes de défense, quatre pieux mensonges grâce auxquels nous nous protégeons :

  • L’isolation : déni et refoulement des idées dérangeantes et potentiellement destructrices;
  • L’ancrage : on s’accroche à des vérités abstraites, verticales et artificielles : l’Eglise, l’Etat, la Morale, la Science, le Marché…
  • La distraction : Netflix and chill, l’étouffement de l’angoisse sous une masse infinie de médias à consommer;
  • La sublimation : on met à distance la tragédie de nos existences en transformant les pulsions négatives en philosophie, littérature, art…

Il conclue ensuite son livre en promouvant l’absence de reproduction et l’auto-extinction du genre humain. Son « Dernier Messie », lorsqu’il arrivera sur Terre, apportera le message suivant : « Apprenez à vous connaître — soyez stériles, et laissez la Terre redevenir silencieuse après vous. »

“La vie trouve toujours un chemin…”

Zapffe est un lâche. Un Scandinave protestant châtré et hypocrite, à la gueule de consanguin et au nom ridicule. Tout comme Schopenhauer et Cioran, il est le genre de petite drama queen qui prône le pessimisme et le suicide tout en se maintenant jusqu’à 90 ans. Une minette qui fait son intéressante.

Nous sommes des bêtes, des bonobos-premium voués à la méiose ? Et bien soit. J’en prends mon parti. « Rien de nouveau sous le soleil », nous rappelle l’Ecclésiaste. Cela ne me dérange absolument pas de me savoir organique. De me sentir organique. L’avantage d’avoir une conscience parcellaire et mal foutue, c’est qu’il est facile de la déconnecter. Il suffit de faire un peu de sport, une balade en forêt, faire un bon repas lorsqu’on est affamé, faire l’amour, regarder un feu de cheminée se consumer, s’endormir sous une couette pour renouer avec sa part animale. « Celui qui se comporte comme une Bête se délivre de la douleur d’être un Homme. » — Hunter S. Thompson. « Tourner le temps à l’orage / Revenir à l’état sauvage / Forcer les portes, les barrages / Sortir le loup de sa cage » — Johnny Hallyday. Ronronnant sous la fenêtre, inondé par un rayon de soleil, mon chat n’a pas l’air malheureux.

Notre monde post-moderne est dénué de sens ? Mais le monde en a-t-il jamais eu ? Les angoisses existentielles taraudent tous les êtres un peu fins depuis l’Antiquité: Epictète, Siddharta, Shakespeare, Montaigne, Pascal… Ils vivaient pourtant dans de belles sociétés bien verticales, spirituelles et rigides… Il y a toujours eu des gens pour se poser des questions, pour ne pas se satisfaire du consensus. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui ils sont un peu plus nombreux, car notre société a fermé toutes les boutiques de sens prêt-à-porter. Ou plutôt, les a privatisées. Chacun est sommé de se construire soi-même ses petites illusions, et impossible de revenir en arrière… On ne peut même plus se permettre d’avoir la nostalgie d’un paradis perdu où le monde avait du sens pour la simple et bonne raison que nous sommes conscients au fond que ce sens n’était qu’un voile de naïveté, un hymen depuis longtemps percé par des centaines de date-Tinder méta-physico-historiques.

Le hic c’est que cette liberté, personne ne l’avait demandée. Et elle s’est avérée pour beaucoup un fardeau terrible… Un fardeau broyant presque tout le monde, sauf ceux suffisamment stables, solides et structurés pour pouvoir avancer dans le vide à l’aveuglette, pour surfer sur le Néant sans se faire dissoudre. Le Normie déteste sa liberté, elle lui révèle ses propres failles, elle lui chuchote que ses échecs sont de sa faute, à lui et à lui seul… Il se déteste en conséquence, et la prison qu’il se construit pour compenser est bien pire que tout ce que le tyran le plus cruel aurait pu lui bâtir.

Il s’enferme dans de tristes vierges de fer aux clous acérés : obsessions de contrôle, obsession de la carrière, compétition narcissique, soif de validation…Il se punit, il se punit d’être libre et responsable… Accrocs au Xanax, militants politiques, alcooliques, fervents religieux, drogués, body-builders pesant leurs tranches de dinde au gramme près, véganes anti-spécistes contrits, complotistes anti-Illuminatis, hipsters gluten-free, anti-sionistes décoloniaux, nazis intersectionnels, apôtres tatillons de l’écriture inclusive, communistes libéraux, tous cherchent à mettre le Vide à distance. Tous cherchent à mettre la Vie à distance. A s’enfermer dans des cages de signes et de symboles de plus en plus confus, de plus en plus alambiqués… Ils essaient en vain de colmater les brèches de Sens d’un monde qui a fait sauter tous les cadres, et où la peinture du tableau commence à déborder de partout, à s’étaler sur les murs, mais ne font que sombrer dans une auto-destruction pathologique.

Pourtant, l’aristocratie si enviée par les masses a été enfin démocratisée : on peut si on le désire vraiment, si l’on a pas trop de besoins et en étant un peu malin, vivoter sans trop travailler, se consacrer à ses loisirs plus que jamais : être libre. Et le résultat ? Des no-life, des hikkikomoris, des NEET, ou des accros à Tinder superficiels et autocentrés. Et cela les détruit à feu doux. « L’élite du RSA » du forum 18–25 (12 heures par jour de jeux-vidéo et de mauvais shit) est la preuve définitive que dès que les gens ont trop de temps libre, ils se noient dans le conspirationnisme, le narcissisme, les revendications politiques tragi-comiques et le ressentiment, se fabriquent un monde sordide dont ils sont les victimes pour justifier leurs néants. Il y a quelques jours, j’ai vu des militants woke s’indigner sur Twitter dans un étrange sabir : apparemment, des joueurs maltraiteraient leurs villageois virtuels et les discrimineraient sur des critères physiques, dans Animal Crossing : New Horizons

Nous passons nos vies à errer dans les ténèbres, points d’interrogations ambulants, avec une seule idée en tête : « qui suis-je ? ». Nous n’avons qu’une seule constante vérifiable et disponible à laquelle nous raccrocher : la banalité de nos existences reproductives. C’est également ce qui nous terrorise le plus. Nous répugnons à accepter que le seul but objectif de la vie soit la persistance, et que la seule persistance possible le soit au travers de la descendance.

Pour ma part, j’essaie (en vain) de limiter la masse de signes et de symboles entre moi et le Réel. J’essaie de m’extirper de l’enchevêtrement de simulacres que l’Histoire a tissé et qui nous englue dans des cocons confortables et fictifs. Je débroussaille. Je me débat dans le marais. Je me moque d’être un amas de chair pourrissante. Je me méfie des dogmes et des idéologies. Les Dieux et les Rois m’intéressent peu, ma propre finitude également, et pourtant ce monde absurde et insensé attise ma curiosité. Du chaos finit toujours par émerger un ordre, nous ne connaissons pas le millième du monde qui nous entoure, l’Histoire ne s’arrête jamais et j’aime l’idée d’être un petit morceau d’énergie pulsant à travers les ténèbres, un faisceau, témoin des jeux de la Viande et du Vide, de la Vie et de la Mort, de l’Ordre de la reproduction face au Chaos de l’entropie. Impression sourde de faire partie d’un Tout, d’une explosion vibrante. D’être une petite parcelle de matière résonnante et raisonnante, sifflotant sa petite chanson dans le noir. D’être un vestige du Big Bang, s’éloignant de son épicentre à la vitesse de 67,9 km/s/megaparsec.

L’art, l’architecture, la politique, le pouvoir, l’empire romain, la conquête de l’Ouest, les 151 Pokémons, la contre-réforme, les 35 heures, la guerre des tranchées, les vingt-huit bouddhas ou la coupe du monde de football ne sont que des pis-aller, des voies de garage, des hochets qu’on agite pour se distraire de notre destin reproductif, en attendant la mort…

J’en veux pour preuve que les politiques et les artistes ont systématiquement des visages marqués par la névrose. Regardez les trognes de Jean-Luc Mélenchon ou de Charles Baudelaire. Comparez ensuite avec la bouille apaisée et joviale de Genghis Khan, qui peut se targuer d’avoir enfanté 8% de la population de l’Asie à lui tout seul.

Tout est transitoire et moi-même, j’échangerais immédiatement dix contrats d’édition et cinq plateaux-télés contre la possibilité de voir mon fils ou ma fille apprendre à marcher. Car toute oeuvre d’art, tout combat politique, toute entreprise, toute accumulation de capital n’est par essence qu’un palliatif bien médiocre à notre inestimable capacité à générer la vie et la regarder croître. A lutter contre l’entropie. A générer un ordre anarchique et chaotique face au chaos ordonné du Néant.

J’ai beau faire le malin, je reste un peu catholique, au fond, et par conséquent moins le monde a de sens, plus les murs se rapprochent, plus mes démons me tournent autour pour me sauter à la gorge et plus j’ai envie d’une maison de campagne ensoleillée en bord de mer remplie d’enfants et de petits-enfants courant partout, chaussures bateau aux pieds, épuisettes et planches de surf en train de sécher et barbecue en train de fumer...

L’autre jour, en sortant faire des courses, j’ai pris une averse. Un orage d’été dense et implacable, qui rend tout le monde poisseux, où l’on ne sait plus si l’on colle à cause de l’humidité ou de la sueur… Et sous l’abribus où ils s’étaient réfugiés, les gens trempés aux visages fermés cinq minutes avant se lançaient des sourires et des clins d’œil, en réalisant que c’est pas bien grave, un orage et de la pluie…

Et lorsqu’à deux heures du matin, je lève les yeux vers le ciel voilé en essayant d’y deviner quelques étoiles, je me rappelle une chose: les gens sont antipathiques et tirent la gueule parce que ça va trop bien, qu’ils ne savent plus qu’une saucée, un bras cassé,, un séjour en prison, une épidémie, c’est rien, absolument rien, qu’on se remet de toutes ces choses très vite, et que nos ancêtres ont connu bien pire.

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Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com