Il y a ceux qui pensent qu’Eric Zemmour incarne le fascisme, et qui s’en indignent avec ostentation. Alors je veux bien… mais enfin moi, tout ce que je vois, là comme ça, c’est que le Rassemblement National (ie: le Parti Nazi Français™ officiel) est en train de se faire doubler sur sa propre droite par un petit Juif algérien en polo, rare candidat racisé à l’élection présidentielle de surcroît, et que ça me paraît assez ironique de voir là-dedans l’incarnation du fascisme. Benito Mussolini en sueur.
Il y a aussi ceux qui estiment que Jean-Luc Mélenchon est un dangereux démagogue communiste menaçant la République, ou même un candidat anti-système, alors que non c’est un vieux sénateur socialiste, franc-maçon et pantouflard. D’autres encore pensent que Yannick Jadot est écologiste, que Philippe Poutou est charismatique ou que Marine Le Pen est non-fumeuse.
Mais il y a plus drôle encore : il y a ceux qui voient en Eric Zemmour non seulement un candidat anti-système, mais qui serait cette fois doublé d’un nouveau Général de Gaulle… un homme providentiel qui sauverait la France de son déclin et restaurerait sa grandeur. Allons bon.
Je vous avoue avoir un peu de mal à comprendre non seulement comment on pourrait sauver la France, mais encore plus pourquoi il faudrait le faire… M’est avis que « sauver la Frônce », c’est un délire de mec qui ne connaît pas vraiment la France… un truc de noob du France Game… Un truc d’étranger, quoi.
Moi vous savez, je suis un autochtone… Au jugé, avec mon faciès grossier de néandertalien, arcade saillante, cheveu cendré, oeil délavé, nez long et épais, joues rougeaudes, un mien arrière-arrière-grand-père devait probablement gambader en péninsule du Cotentin quelques 100.000 ans avant qu’on se décide à prononcer le mot « France ». Avant même que le Cotentin ne soit une péninsule. La France, je l’ai vue ne pas être sauvée à Alésia, Reims, Azincourt, à Verdun, Vichy, à Lascaux, sur la lune, partout, tout le temps… Comprenez que je sois un peu blasé.
Eric Zemmour est ce qu’on appelle communément un enfant de l’immigration. Quelqu’un dont la famille est arrivée en 1952, c’est à dire un peu tard pour assister au Grand Siècle. Il a le malheur d’avoir débarqué dans un pays idéalisé, après l’orgie. Il s’était imaginé le banquet d’Astérix, et n’a trouvé que quelques restes, et le barde ligoté en train de ronfler… Sa nervosité est palpable, et compréhensible.
C’est le grand problème d’Eric : il lit trop de livres. Petit nerd plongé dans les mots et les abstractions, enfermé dans sa chambre à lire les Trois Mousquetaires, Stendhal, les Mémoires de Guerre de De Gaulle, les Illusions Perdues ou la Petite Histoire de France de Bainville, il s’est persuadé que le Verbe et la théorie façonnent le monde, et non l’inverse. Ce qui devait arriver arriva : il a fini par tomber amoureux d’une idée. Il est devenu une sortie d’otaku, fan du France Cinematic Universe.
Mais les idées, les mots, le Verbe, même si ça ne meurt pas, ça s’use, ça se déforme, ça s’effiloche, ça se dissout au contact corrosif du réel… C’est d’ailleurs une des caractéristiques fondamentales de l’époque : tout élément constitutif de la réalité qui nous entoure finit tôt ou tard vidé de son sens.
Le Syndrome d’Homer Simpson
La France de 2022 est ce que Claude Lévi-Strauss appelait, dans ses travaux en sémiotique, un « signifiant flottant ». Un signifiant qui n’a plus de signifié propre, qui peut signaler à peu près ce qu’on veut, et être interprété comme on veut. Les signes et symboles s’usent avec le temps. « France » est un concept, jadis vecteur de sens, mais qui ne représente aujourd’hui plus rien d’autre que lui-même. Un exemple en vitesse :
A l’origine, la série télévisée « Les Simpsons » est une parodie de sitcom américaine, où tous les archétypes sont renversés pour montrer les travers d’une famille dysfonctionnelle, miroir honteux de l’Amérique : Homer est un gros beauf alcoolique, violent et inculte, Bart un petit con mal élevé, Marge une mère au foyer dépressive, Maggie un bébé négligé, et Lisa, seul personnage sensible et intelligent, est moquée/ignorée par tous les autres. L’inverse de la famille idéale vendue par les sitcoms des 90’s.
Durant les premières saisons, les personnages des Simpsons sont vecteurs de sens. Ils ont un rôle, une fonction servant à faire passer un message satirique ou une critique sociale. Le signifiant Homer Simpson incarne une critique du pater familias américain moyen. Il existe, car ce qu’il symbolise existe et génère du sens dans le contexte culturel de l’époque.
Mais au fil des années, des saisons et du succès commercial de la série, ces symboles sont devenus de moins en moins pertinents : les sitcoms dont ils se moquaient ont évolué et se sont complexifiées, les structures familiales américaines ont évolué, et un merchandising outrancier en ont fait des icônes de pop-culture creuses : porter un t-shirt Homer Simpson aujourd’hui envoie un message aussi fort que de porter un t-shirt Celio.
Saison 2, Homer Simpson tombe par terre et fait « D’oh! » en essayant d’ouvrir une bière parce qu’il est une critique de l’Amérique middle class. Saison 82, Homer Simpson tombe par terre et fait « D’oh! » en essayant d’ouvrir une bière parce que c’est ce que fait Homer Simpson. En 2022, Homer Simpson n’est plus au mieux que la parodie de lui-même, au pire qu’une coquille vide servant à promouvoir n’importe quel bien consommable. C’est un symbole usé jusqu’à la corde, pouvant signifier n’importe quoi.
Devant une image d’Homer Simpson, vous n’éprouverez plus aucune émotion particulière, car Homer Simpson n’est qu’une image qu’on pose sur des cannettes de Pepsi, des slips, ou des pansements.
A l’inverse, certains signifiants peuvent voir leur sens perdurer bien après que leur symbole soit devenu obsolète. Le logo « enregistrer » présent sur n’importe quelle app en 2022, est figuré par une disquette 3"½, alors que plus personne ne sait ce qu’est une disquette 3"½.
La France (comme presque tous les autres Etats-nations westphaliens) souffre du même syndrome qu’Homer Simpson : elle ne représente plus rien d’autre qu’elle-même. Elle est devenue un code de genre, un cliché de série télé, un clin d’oeil autoréférencé, un meme. Car le sens qu’elle incarnait s’est évanoui depuis un bail. Et pour une matrice civilisationnelle à vocation universelle, c’est un petit problème.
Eric Zemmour lorsqu’il annône à la télé ses imprécations rigides et immuables, en name-droppant De Gaulle, Pétain, Balzac, Napoléon, Chateaubriand, Flaubert, Bainville, s’embourbe dans l’incantatoire : il parle très vite, car il sent bien fond de lui qu’il pédale dans la semoule… qu’il essaie de combler le grand vide du présent avec tous les symboles fantasmés tourbillonnant dans sa tête en espérant que ça tienne debout cahin-caha… Il essaie de remodeler un Réel convenable, juste avec des mots. Comme un sauvage tout droit surgi d’une nouvelle de Lovecraft qui psalmodie en rythme des hymnes à la gloire d’étranges idoles désincarnées et incompréhensibles… Il invoque en vain les mânes d’une culture défunte et hors-sujet. Culte du cargo. Rituel apotropaïque dérisoire.
Le Z. (pour « Zorro », encore un signifiant flottant…) est un réactionnaire nostalgique de la France des années 60. Celle de son enfance. Très original. Un réac’, c’est quelqu’un qui pense qu’on peut reconstruire artificiellement une époque passée en singeant certains de ses symboles, qu’on peut arrêter la roue de l’Histoire ( soit l’exact opposé du fascisme, idéologie caractérisée par le modernisme, le futurisme et la volonté de créer un Homme Nouveau, débarrassé des scories des traditions passées. Au passage, Jeff Bezos, avec son goût pour le transhumanisme, la conquête spatiale et la conquête tout court, sa soif de robotisation, sa musculature, son autocratie et sa franche inhumanité, est d’ailleurs bien plus fasciste qu’Eric Zemmour. Mais je digresse…).
Le futur a été cancelled
Bon… heu… vous devez vous demander ce que je fous, à entasser des paragraphes à propos d’un journaliste du Figaro Magazine… C’est un prétexte, je vous rassure. Je trouve qu’Eric incarne l’esprit du temps. Ses angoisses, ses tics, ses poses de réactionnaire, ses obsessions, font de lui un pur produit de la post-modernité occidentale.
Dans un monde où la réalité collective a volé en éclats, nous sommes tous un peu des orphelins nostalgiques d’un temps où tout était plus simple, condamnés à errer dans une supérette du Signe, où plus rien n’a d’importance ni de sens profond. Le Z fait comme tout le monde, il bricole, en récupérant des bouts de signe et de sens éclatés au sol ça et là, comme un gamin perdu dans une ville en ruines… Il essaie avec toute l’énergie du désespoir de réanimer le cadavre, mais ne produit forcément qu’un simulacre. Car on ne joue pas avec un cadavre. On ne ressuscite pas ce qui est mort. Charles de Gaulle, en fondant la 5ème République, ne souhaite pas refaire la France d’avant-guerre. Bien au contraire, il souhaite passer à autre chose, et ça va donner naissance à la France de Pompidou, avec ses Halles, son Concorde, son TGV, ses buildings de la Défense, sa Nouvelle Vague, sa 2CV, ses grands ensembles… Il va générer de nouveaux signifiants. Insuffler un nouveau sens au concept France, pour l’arrimer de nouveau au Réel quelques années.
Zemmour est hype : toute l’époque est à son image, réactionnaire, nostalgique, arcadienne. La culture occidentale tourne à vide depuis les années 2000, on enchaîne revival 80’s, puis 90’s, pour finir sur un revival 00’s… La boucle est bouclée. Reboots à l’infini, purée à l’ancienne, rétrogaming, légumes oubliés, vintage, pixel art, synthwave, Stranger Things, confiture façon grand-mère… Des écolos aux fachos, tout le monde à soif de retour à la terre. C’était d’ailleurs le sujet de mon tout premier texte, il y a plus de dix ans… Et pas grand-chose n’a changé en dix ans. Les seules spécificités culturelles depuis 15 ans sont l’ironie et la nostalgie (deux traits de personnalité fondamentaux de la Génération Y, et d’Eric Zemmour). Pour le reste, nous patinons sur un faux-plat. Je porte un Levi’s droit délavé, des Converse, un t-shirt David Bowie, il y a une platine vinyle et une Nintendo 64 dans mon salon… Le Monde comme remix et comme représentation.
Dernière innovation en date : Mark Zuckerberg vient de lancer le Metaverse, un machin qui ressemble à Second Life (2002), en moins bien fait. L’autre jour, je regardais le Parrain II… Sorti en 1974, se déroulant en 1959, quinze ans de différence, mais deux ères bien distinctes pour le public de l’époque… Voitures, coupes de cheveux, styles vestimentaires, musique, attitudes… Entre 1959 et 1974, il y a un fossé culturel. Si on tournait un film aujourd’hui se déroulant en 2007, que changerait-on ? Probablement pas grand-chose, à part les smartphones. Le présent est devenu un état-vassal du passé. Et le futur a été cancelled.
Dans son essai, Spectres de Marx, Jacques Derrida compose le mot-valise « hantologie » pour décrire la manifestation d’une trace à la fois visible et invisible issue du passé, qui hante le présent. Il s’appuie sur l’exemple du communisme qui, bien que disparu dans sa forme originelle, continue d’exister implicitement dans les esprits. Nous ne regardons plus le futur, car le passé nous hante, indéfiniment.
Et pourtant, plus ce passé nous hante et revient sous des formes de plus en plus creuses, plus nous nous en éloignons. Nous nous recouvrons de fétiches pop-culturels du passé, pour nous tenir chaud, tandis que le présent nous devient de plus en plus étranger… Suffit de regarder une vidéo de l’INA de 2003 pour se retrouver face à une civilisation lointaine et disparue, bien qu’en apparence similaire… Body-language, tournures de phrase, rapport au monde bien plus humains, naïfs, doux et policés… Nous rejouons en boucle la pop-culture du XXème siècle pour conjurer la bégayante émergence d’un Monde d’Après odieux, chaotique, balkanisé et incompréhensible. L’autre jour, Eric Zemmour proposait de rendre à nouveau obligatoire le port de la blouse à l’école, pour rhabiller des collégiens de 12 ans qui rêvent de devenir tiktokeur, pensent qu’il est normal d’être menacé de mort si on « critique la religion », et savent ce qu’est le twerk, une bifle ou une double anale.
Être français n’est qu’un accessoire de mode
L’immersion totale au sein d’une pop-culture mondialisée a aussi un impact. Aujourd’hui, nous aimons, concevons, et connaissons la France de la même manière que l’Amérique l’aime, la conçoit et la connaît, à 6.000 km de distance. L’acide de la post-modernité peut réduire n’importe quelle civilisation à quelques clichés. Nous sommes le pays du fromage et du romantisme, de la Nouvelle Vague, au mieux de Michel Foucault. « Oh là là Moulin Rouge omelette du fromage ».
Nous n’existons plus que dans le regard de l’Autre. Netflixation du monde, réduction du réel à un épisode d’Emily in Paris. Regardez le succès de la marinière depuis une dizaine d’années : les Français se sont remis à porter des marinières pour une raison toute simple. Parce que pour un Américain ou un Chinois, un Français, et bien ça porte une marinière, et ça cale une baguette sous son bras. Il n’y a plus de Français, il y a des cosplayeurs ayant beaucoup trop conscience d’eux-mêmes. Le repli identitaire, ça consiste à incarner jusqu’à la caricature le cliché imaginé par ceux qui ne sont pas vous.
En parallèle, notre américanisation n’a jamais été aussi aboutie. Faites une virée en France périphérique, faites le constat : une France de lotissements et des hypermarchés avec un garage à côté pour le SUV, avec barbecues en pierre sur un gazon bien taillé. Une France de série télé américaine low-cost. Partout des référentiels culturels U.S. … En ce moment il y a le convoi des libertés, et un manifestant a été photographié avec un drapeau confédéré floqué de fleurs de lys.
Un cadavre oscille entre la rigor mortis et l’atonie flasque. Un corps en bonne santé est souple, ferme mais détendu. La rigidité, psychologique, politique, intellectuelle, sociale ou culturelle, ou à l’inverse, le relâchement total et anarchique, sont toujours des signes d’épuisement.
Inconsciemment, Zemmour, raide comme un piquet, absence inquiétante de mobilité au niveau de la nuque, désire la folklorisation de la France. Sa transformation en une image d’Epinal fixe et rassurante, un sakoku à la française pour conjurer l’incompréhensible et perpétuel tsunami du Réel. Comme si l’Histoire de ce territoire, qui s’est faite par les guerres, les invasions et les révolutions, pouvait un jour se calmer… Comme si nous n’étions pas condamnés à naviguer en pleine tempête… Une culture folklorisée est une culture statique, donc stagnante, donc morte. Le Temps use tout, et Saturne ne tolère aucun négoce, aucune magouille, aucun écart. Il faut payer cash. Toute culture aux revendications « traditionnelles », de la Bretagne aux Jivaros, n’est plus en réalité qu’un label commercial, chaque autochtone essayant de vous vendre son petit gimmick local. Toutes les sociétés traditionnelles sont en réalité creuses, hypocrites et superficielles, remplies de gens qui font semblant, jouent la comédie et font des grimaces.
Il n’y a plus de Bretons, au passage. Ils ont disparus depuis longtemps, remplacés par des consommateurs globalisés. Il y a des gens qui se déguisent en Bretons : ils font l’école Diwan, ils mangent du kouign-amann, ils ont un drapeau (calqué sur le Stars & Stripes américain) dans leur chambre, des triskèles sur leurs chaussettes.
Ils pensent qu’ils sont Bretons, mais ils ne sont plus rien du tout, comme tout le monde en Occident. A partir du moment où vous devez réfléchir à une identité, la conscientiser, la théoriser, vous retourner dessus, c’est qu’elle n’existe plus. Tout ce qu’il leur reste de breton, de vraiment breton, c’est ce qu’ils sont, sans avoir à y penser.
Et pour le reste du pays, c’est la même. Être français est devenu aujourd’hui un accessoire de mode, un segment-marketing, comme tout le reste, comme être musulman, fan du PSG, K-pop stan, non-binaire, basque, prof de lettres, PP manga, militant des quartiers, capricorne ascendant scorpion ou neuroatypique autodiag… Des badges Pokémon brandis en désespoir de cause, faute de mieux, faute de quelque chose de tangible.
D’ailleurs quelles identités reste-t-il en 2022 ? Une identité qui a besoin d’être proclamée en public pour exister n’est qu’une identité factice, par définition. Lorsque vous êtes roi, vous n’avez besoin de le rappeler à personne, sinon, c’est que vous n’êtes pas roi. Une identité authentique n’a pas à se justifier, elle n’a qu’à se contenter d’être. Tout le monde le sent bien… La dissolution des identités stables a entrainé un état adolescent permanent, ce mélange d’affirmation de soi un peu superficiel et de grégarisme. Lorsque tout a été transformé en public-cible, on s’enfonce dans le tribalisme de cour de récré.
On ne fait pas la révolution le ventre plein
On pourrait croire à première vue à un grand retour de la politique. Voire même à une radicalisation de la politique. Zemmour, Mélenchon, Rousseau, Diallo, Poutou, tous rivalisent de propos de plus en plus violents et excessifs, n’est-ce pas ?… Punchlines, clashes, tweets, tout le monde s’insulte chez Hanouna, et chacun y va de ses provocations les plus navrantes, le fossé existentiel entre la gauche et la droite se creuse à nouveau.
Sur les réseaux, on se persuade tous d’être engagés, communiste — facho — libéral — non-binaire — vegan — catholique — écologiste — en lutte contre l’adultisme et la grossophobie — patriote — hijabeuse féministe… on milite… on revendique… on s’indigne… on souhaite la victoire idéologique de son camp. Mais l’Être Humain est un animal rationalisant : aucun d’entre nous n’est suffisamment stupide pour compromettre son propre confort de vie en se donnant réellement les moyens d’atteindre un but désormais abstrait et absurde.
Nous nous inventons des identités socio-politiques extrémistes à loisir, car nous n’avons plus à les assumer. Tous les militants que j’ai croisés dans ma vie, même les plus exaltés, une fois fini de déclamer leurs pamphlets enflammés ponctués d’éléments de langage appris par coeur en bons petits perroquets, rentraient tous bien gentiment chez eux pour regarder Netflix, et puis voilà. On ne fait pas la révolution lorsqu’on fait trois repas chauds par jour, et la première maladie qui touche les plus pauvres, SDF compris, c’est l’obésité.
Il y a 50 ans, votre opinion politique pouvait déclencher une rixe dans un bar. Il y a 100 ans, votre opinion politique pouvait vous faire rejoindre une milice patrouillant dans les rues de Vienne ou Berlin en camion blindé. Aujourd’hui votre opinion politique peut vous faire suspendre votre compte Facebook pour une semaine. À la rigueur, si vous êtes fasciste, votre opinion politique pourra vous valoir une humiliation publique et la perte de votre travail. C’est un peu gênant, c’est vrai. Mais notre monde n’a plus rien à voir avec le siècle dernier, celui qui, pour compenser la mort de Dieu, a permis les conditions d’émergence des trois grandes idéologies politiques : libéralisme, fascisme et marxisme.
Il n’y aura plus jamais de fascisme, comme il n’y a aura plus jamais de communisme (et pour le libéralisme, ça me semble assez mal barré, au vu des deux dernières années qu’on vient de passer). Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’autres régimes politiques inhumains et destructeurs, loin de là. Mais ils ne seront pas portés par des gens qui agitent les mêmes vieux hochets depuis un siècle. Ce qui caractérisait le fascisme et le communisme, c’est que c’était des concepts neufs. Chargés de sens. Débordants de sens. Dégoulinants de sens. Des produits nouveaux, innovants, répondant à des besoins précis d’une époque, à des questions que se posaient les Hommes face à la révolution industrielle, la modernité, les horreurs de la Première Guerre Mondiale, et le désenchantement du monde.
Le fascisme et le communisme n’apportent plus aucune réponse concrète aujourd’hui. Tout le monde sait que ce sont des concepts rincés, ayant mille fois échoué. Même les pires militants fanatisés le savent au fond d’eux, et doivent négocier en permanence avec cette insupportable dissonance cognitive.
En post-modernité, les éléments syntaxiques ne changent pas, tout est sauf en apparence : le vocabulaire de la modernité reste le même (« lutte des classes », « fascisme », « capitalisme »…), mais tous ses éléments, déjà très abstractisés, sont désormais séparés de toute référence au réel.
Et lorsque plus rien ne veut rien dire, on finit par penser que Ian Brossat peut incarner l’Internationale Communiste ou qualifier un petit Juif immigré d’antisémite. Ou même comparer le Rassemblement National au NSDAP. Quoi qu’on en dise, un parti dirigé par une femme, entourée de gays, et dont le porte-parole est un Égyptien, ce n’est pas le IIIème Reich : c’est la Compagnie Créole.
Tout le monde y trouve son compte : Eric à l’impression de jouer à Napoléon de Gaulle, et ses opposants trouvent en lui un Pétain d’opérette leur permettant de se rêver Jean Moulin, sans courir le risque de se faire torturer dans une cave par des types en costumes de cuir à l’accent bizarre. Tout militantisme n’est que du cosplay pour hypocrite en mal de valeurs morales. On se déguise en communiste, en féministe ou en nazi comme on se déguise en personnage du Seigneur des Anneaux ou de Game of Thrones. Pour se rêver en héros à peu de frais. Un meeting politique en 2022, c’est la Japan Expo.
Il ne reste plus que du jeu de rôle car notre société a inventé une enfance qui s’étire jusqu’au crématorium. On joue à la manifestation. On joue au collage des affiches. On joue à aller voter. On joue au chef de projet. On joue à envoyer des e-mails signés bien cordialement. On joue à la dinette. Lorsqu’à 30 ans passés on porte des baskets, un t-shirt One Piece, qu’on fait de la trottinette électrique et qu’on mange des hamburgers, on n’est pas un militant politique : on est un enfant qui se déguise pour faire le spectacle à ses parents dans le salon.
Ne reste que la régression au stade le plus primitif de l’organisation politique : le tribalisme. On se réinvente une identité basée sur nos plus petit dénominateurs communs : sa couleur ou sa zézette. Biologie pure. Réduction au Domaine de la Viande. Stade du miroir. 14 mois d’âge mental.
Une fois dépouillés le sens politique, religieux et culturel, il n’y a plus que l’os : la race et la sexualité. La cour de récré quoi. Les Blancs, les Noirs, les Arabes, les Garçons, les Filles. La post-modernité est par essence tribale, comme si la dialectique de l’Histoire se retournait soudain comme une crêpe pour revenir au paléolithique. Les moins de 25 ans détestent la laïcité, ne perçoivent le monde qu’à travers un prisme communautaire, et sont indifférents aux décapitations des professeurs d’Histoire qui « montrent les dessins ». Ils sont le monde de demain, ils enterreront le rationalisme, l’humanisme et les Lumières. Sur l’échiquier politique français, des décoloniaux à l’extrême-droite, il n’y a plus que de l’identitaire.
Notre époque a inventé une enfance qui s’étire jusqu’au crématorium
Ce désir de se fabriquer des identités en toc va de pair avec un millénarisme qui a infesté tout le spectre politique actuel. On reproche beaucoup à Eric Zemmour son obsession de la guerre civile et de l’immigration, sa weltanschauung ultra-décliniste, mais beaucoup de candidats, élus, militants, ou simples citoyens engagés nous proposent eux aussi leur petite apocalypse personnelle : apocalypse du Grand Remplacement bien sûr, mais aussi apocalypse climatique, apocalypse de la guerre civile, apocalypse de l’effondrement économique, apocalypse du Great Reset, apocalypse du transhumanisme, apocalypse des GAFAM, apocalypse de la chute du capitalisme (depuis 150 ans on l’attend celle-là quand même)… C’est une caractéristique fondamentale de la pensée occidentale de ce début de XXIème siècle : notre passe-temps favori consiste à envisager avec délices notre propre fin.
Tous ces fantasmes d’effondrements proviennent d’un désir de Sens. Un Sens vertical, qui nous serait imposé par des forces extérieures à nous-mêmes et échappant à notre contrôle. L’eschatologie est un excuse pour ressentir une impulsion toute enfantine : le retour d’un Père limitant et castrateur que nous avons tué depuis un certain temps déjà. Collapsologues de toutes obédiences attendent que leurs désirs soient de nouveau remplacés par des devoirs et des besoins vitaux. Le fantasme du retour à Mad Max, à Fallout, à Last of Us, à Red Dead Redemption. Un monde où il ne faudrait pas vivre, mais simplement survivre. Notre Moi n’existe que pour répondre à des besoins, et dans un monde où presque tous les besoins ont disparus, et où ne restent que des désirs, on finit par tourner en rond.
J’ai croisé plusieurs fois en soirée ou au boulot, des types m’expliquant avec un air sévère que l’eau c’est bon, dans 20–30 ans y’en aura plus, comme Jean-Claude Van Damme… Que dans 50 ans l’Europe sera un désert stérile, ou alors engloutie sous les flots… De leur ton et leur regard émane la jouissance de la certitude : nous avons détruit la planète, le monde est foutu, il faut acheter ses légumes anciens en AMAP et faire du vélo électrique. Il faut faire voeu de contrition. Ils assènent tout ça, puis ils retournent à leurs petites tâches quotidiennes et dérisoires, comme si de rien n’était… ils terminent un tableau Excel ou ils commandent un gin-tonic selon l’heure, ils changent de sujet et parlent de séries…
Ils se posent en lanceurs d’alerte, mais ne croient même pas en leurs prophéties : personnellement, si j’étais persuadé que dans 20 ans le monde allait s’écrouler, je ne continuerais pas sagement à travailler dans un bureau, ou à manger des petits-fours Picard en soirée. Je serais dans la rue avec une clochette, à alpaguer les gens comme le professeur Philippulus dans Tintin et l’Etoile Mystérieuse.
Dans une société de dépressifs atomisés et reclus, c’est un vice commun que de préférer une certitude terrifiante et fataliste au brouillard incompréhensible du Réel. C’est un truc de paranoïaque : je me fantasme un monde tragique et verrouillé, mais où tout fait sens, plutôt que d’avoir à encaisser l’angoisse de vivre dans un monde chaotique et incohérent. Les réseaux sociaux et leurs chambres d’écho nous radicalisent chacun dans notre coin, coincés dans des bulles algorithmiques personnalisées, à ressasser des fins du monde sur-mesure.
Le pouvoir sur les choses n’est plus à l’Elysée
Bref. Tout ça pour dire qu’Eric Zemmour incarne effectivement une Réaction. La réaction-réflexe d’une France apathique et abstentionniste face au dégoût qu’elle éprouve envers la médiocrité de sa caste politique. La réaction d’une frange de la population qui sent que depuis ces 20 dernières années, un effondrement est en cours, un effondrement flou, impalpable… Un effondrement du Sens, qui laisse la place à beaucoup de vide et de chaos. Tellement de vide et de chaos qu’un journaliste avec une dégaine de muppet peut s’y faire passer pour un homme providentiel.
Zemmour incarne une France qui malgré tout, continue à se déplacer pour aller voter, à se passionner de politique… À y croire encore… Qui croit qu’il suffit de nous faire manger du camembert arrosé de vin rouge, de nous faire lire Balzac, de nous baptiser avec des prénoms d’apôtres, de bolosser les musulmans et de cacher les signes religieux ostentatoires pour que ça remarche. Que si l’on revient scrupuleusement aux rites, alors l’Esprit soufflera de nouveau, et on pourra être autre chose que des Papous cannibales avec un compte TikTok…
Le logiciel France est désormais un legacy code, sur lequel se sont empilées des surcouches de code au fil des siècles dans une grande fuite en avant, pour essayer d’oublier que le sens initial a été perdu en chemin, comme le Coyote dans Bip-Bip, qui continue à marcher dans le vide sans s’apercevoir qu’il est tombé de la falaise. Si je ramenais Clovis, Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, Baudelaire, ou même votre grand-père en 2022, devant un french tacos 3 viandes cordon bleu/kebab/tenders sauce fromagère… ils diraient quoi ?
Ils vous diraient probablement que leur culture n’existe plus. Que ce qu’ils appellent « France » n’existe plus. Que peut bien vouloir dire être l’héritier d’une tradition, alors même qu’on est plus capable de comprendre ni ses propres parents, ni ses propres enfants ? Le processus de civilisation n’est qu’un téléphone arabe, où chaque génération comprend un peu moins bien la précédente. Tout ce qui nous reste des Gaulois (c’était hier matin les Gaulois pourtant), ce sont probablement des atavismes biologiques. Des formes d’yeux ou de nez. Des peurs viscérales. Des rêves obscurs et immémoriaux. Des odeurs de peau ? Tout le reste, la langue, les Dieux, la culture, le langage corporel, le rapport au monde, aux gens, à l’amour, coulés au fond de l’Abysse du Temps, engloutis à tout jamais.
Et aucun homme politique providentiel ne pourra y changer quoi que ce soit, même pas ceux qui ont des destins hors du commun comme être journaliste au Figaro Magazine par exemple.
La politique en 2022 est devenue un meme. Eric Zemmour est devenu un meme. Ben voyons ! L’horreur, quasiment le nazisme ! J’ai écouté l’homélie du Père Attali, et j’en suis encore tout ébloui… Et le pouvoir politique devient progressivement un meme. Le pouvoir réel, l’exécutif, le pouvoir sur les choses s’enfuit vers la sphère économique, c’est le pourquoi de toutes ces clowneries. Les instances étatiques sont dépassées, l’ENA, la 5ème… C’est partout pareil. Depuis Mitterand, l’Elysée a perdu successivement le pouvoir monétaire (euro), le pouvoir industriel (vente à la découpe du secteur public), le pouvoir d’aménagement du territoire (décentralisation) et d’autres pouvoirs, peu à peu délégués à divers comités, Hautes Autorités, Agences, etc. Une vieille famille d’aristocrates qui vend ses meubles pour essayer de maintenir son niveau de vie en rêvant de gloires passées.
Les analyses de Christophe Guilluy et de Jérôme Fourquet ont mis en lumière d’inexorables processus en cours, silencieux comme des lames de fond : lente destruction de la classe moyenne et indexation de celle-ci sur le niveau de vie de la Chine ou de l’Inde. Explosion des inégalités malgré l’augmentation du niveau de vie réinstallant progressivement une structure pyramidale. Creusage d’un fossé insondable entre une élite en roue libre et un peuple déculturé, globalisé et sédentaire.
La parenthèse de la modernité se referme doucement. Et il semblerait que nous assistions à un étrange retour du féodalisme, cette fois économique et non plus guerrier. La politique, ses grands partis, ses idéologies, ses militants, sont des inventions modernes, qui resteront probablement circonscrites à cette période. On voit souvent de la continuité historique et culturelle là où il n’y a des gens végétant dans les restes de la dernière époque “intense”, déjà presque étrangère, en attendant les conquérants ou les génies qui vont en créer une nouvelle.
L’été dernier j’étais à Marseille. La plus vieille ville de France, édifiée par les Grecs il y a 2600 ans, affaissée pour toujours au bord de la Méditerranée dans une perpétuelle décadence… Une succession de couches d’empires déchus, une tour de Babel qui ne pourra jamais vraiment s’effondrer tant le le bordel qui la constitue est immense, fait de strates civilisationnelles empilées en sédiments successifs.
La France ressemble à Marseille. À ce genre de cité-pirate de la Renaissance. A Venise en 1520 il devait encore y avoir des nostalgiques de l’Empire Romain. Des gens ayant conscience de crapahuter sur un tas de ruines qui ne recommencerait plus jamais. L’Italie du Cinquecento est de facto post-apocalyptique, mais c’est aussi l’époque qui a fait Dante et Michel-Ange. M’est avis qu’il reste encore quelques cartes à jouer dans ce vieux tas de concepts absurdes.
On peut trouver un peu déprimante, voire nihiliste ma façon espiègle de déshabiller l’engagement politique, l’époque, les identités, la Patrie ou je ne sais quoi, mais cet éclairage de lumière crue est nécessaire. On vit très bien, et même probablement mieux, sans s’attacher à des concepts morts. Une fois karchérisées toutes ces fioritures boursouflées, on respire.
L’Histoire est faite de cycles, c’est comme ça. Suivre le flux, avancer, coûte que coûte. Sauver les rares meubles encore sauvables. Faire le deuil, ne surtout pas se retourner. On ne peut avancer qu’en lâchant-prise, en sachant laisser tomber ce qui est mort. Le concept de « dette technique » s’applique aux civilisations. Plus on s’alourdit plus on stagne. Et la stagnation ne mène qu’à l’annihilation. Une fois débarrassées de toutes ces scories, il ne reste que l’action, pure et juste. C’est ce que rappelle Krishna au prince Arjuna dans la Bhagavad Gītā, juste avant une bataille fratricide.
Lao-Tseu est qualifié par les Chinois de « Maître du Vide Parfait ». Siddhartha Gautama était également assez au fait de la notion de vacuité. La Chine et le Japon ont montré qu’on pouvait fonder des civilisations millénaires sur le vide, littéralement, sans le nier ni l’occulter, ni le recouvrir. Les touristes chinois sont toujours frappés en arrivant chez nous de découvrir un pays vide, parsemé de ruines en pierres inoccupées. Pourquoi les conserver en l’état ? Si elles sont utiles, il faut les reconstruire à l’identique, si elles ne le sont plus, il faut réutiliser les matériaux pour autre chose. Les Chinois et les Japonais ont des monuments en bois dont ils changent les planches une par une lorsqu’elles s’abiment. Aucun de ces monuments n’est encore l’ “original”, mais ça n’a aucune importance, car c’est l’esprit du lieu qui compte. Entasser des mausolées délabrés n’est pas très feng shui, ça encombre la bonne circulation des flux vitaux.
J’ai toujours été très méfiant, depuis mon plus jeune âge, à l’idée de m’identifier à quoi que ce soit. Je change d’avis comme de chemise, me contredis tout le temps, ne suis jamais d’accord avec moi. J’ai passé ma vie à me transfigurer par paliers brutaux. Si je devais utiliser pour me définir un de ces labels qu’on appose sous les noms des gens lorsqu’ils passent à la télévision, j’opterais pour « Hazukashi — fou ».
Celui qui ne se connaît pas, se connaît. Celui qui comprend qu’il ne peut pas être, mais est, devient. Celui qui se contente de n’être rien, peut s’épanouir en tant que tout. Celui qui s’enferme dans une case, et affirme qu’il s’est enfin trouvé, s’est perdu. Celui qui laisse les autres le définir détruit sa liberté. Il n’y a qu’en abandonnant le désir de se trouver qu’on peut enfin vraiment se trouver. En contemplant l’Abysse, en éprouvant réellement le vertige du désespoir, on peut enfin se dépouiller de son ego, pour découvrir sa vraie nature, sa nature liquide. On ne peut qu’être liquide. Nous sommes composés à 70% d’eau. Ce n’est qu’en embrassant la nature paradoxale et quantique du monde, qu’il a commencé à faire un peu sens à mes yeux…
Nous vivons dans un monde d’une insondable complexité, où Google n’arrive même pas à prévoir correctement le temps qu’il va faire demain, et ou aucun d’entre nous ici n’aurait imaginé ce qu’on a vécu ces deux dernières années, en 2019. Même les virologues qui prédisent une pandémie venant d’Asie depuis 20 ans ont été pris de court. Aucun d’entre nous n’aurait prévu le brusque retour de la guerre en Europe.
Nous avançons tous à tâtons dans l’obscurité totale, ne voyant pas plus loin que nos propres pieds. Nous sommes de minuscules lueurs dans la nuit où rien ne luit. On ne peut qu’accueillir les Ténèbres, et devenir sa propre lumière. La vie est un kimodameshi.
C’est mon opinion, mais ce n’est pas mon opinion. Tout ce que je dis est vrai, mais tout ce que je dis n’est pas vrai. Le futur est probablement beaucoup plus étrange, fascinant, inquiétant, stimulant et incompréhensible que ce qu’on veut bien vous vendre. L’Histoire ne s’arrête jamais, et elle est toujours surprenante. Rien n’échappe à la Roue à part la Roue elle-même. Sic Transit Gloria Mundi.
Je vous souhaite à tous une belle et heureuse année 2002.
2022, pardon.