La Fin du Monde n’est qu’une mode

Hazukashi
11 min readDec 6, 2019

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Thomas Cole — The Course of Empire

Je dois vous confesser quelque chose : je me moque du climat. Je me moque de l’islamisme. Je me moque des GAFA. Je me moque de l’effondrement économique, du voile, du Grand Remplacement, de la disparition des abeilles, de toutes ces fins du monde pré-mâchées servies partout à longueur de journées. Je n’arrive tout simplement pas à m’y intéresser.

Tout ce déclinisme absurde ponctué de hurlements de terreur, si typique des âges d’angoisse, me laisse de marbre, car il me fait l’impression de provenir de comédiens, d’enfants gâtés qui piquent une crise parce que c’est l’heure d’aller à l’école, de poseurs moutonniers qui viennent tout juste de découvrir l’eau tiède.

L’angoisse, je la connais, moi… toute mon enfance, Place d’Italie, perché tout en haut d’une tour de béton et d’acier, avec une vue imprenable sur d’autres tours de béton et d’acier, j’ai rêvé chaque nuit d’immeubles qui s’effondraient…

Toujours le même scénario : je me réfugie sur le balcon de mon salon pour échapper à une menace quelconque, et là je réalise qu’il s’est passé quelque chose dehors… les édifices peuplant mon paysage s’écroulent, certains sur eux-mêmes, d’autre tombant à la renverse comme un jeu de quille, façon décor de Ken le Survivant, ou l’ultime scène de Fight Club… Puis un building tangue vers mon appartement, comme un gigantesque domino, percute ma tour et la déséquilibre… le vide se rapproche très vite, j’évite les parpaings, je m’accroche aux rambardes, me fais engloutir par le vide et la poussière… c’est tout le quartier des Olympiades qui disparait dans un Ground Zero de pagodes et de ciment… Ecroulement, affaissement, désagrégation, voilà ce qui peuplait mes nuits, tout là-haut dans les nuages, au 13ème étage…

Lorsque vous êtes habitué à vivre avec un sentiment permanent d’apocalypse depuis votre naissance, les prêcheurs d’Armageddon qui se découvrent une vocation en 2019 ressemblent à des noobs, des casuals, des petits joueurs, des puceaux de la vie et de la mort. Des gosses terrifiés, incapables au fond d’assumer leur propre finitude comme des bonhommes, et qui se drapent dans d’immenses et fantasmatiques naufrages pour se donner une contenance. Pourquoi la collapsologie est-elle si trendy ? Parce que le hipster moyen doit attendre la trentaine pour sortir mentalement du CE1, et réaliser qu’il est mortel. Notre époque est tellement individualiste et narcissique que mes contemporains ne supportent plus que le monde puisse continuer sans eux. Ils sont un peu comme ces militants politiques qui étendent leurs névroses au monde entier, qui veulent réparer le monde, qui cherchent en vain une solution collective et abstraite à leur dégoût tout personnel de l’existence.

Si vous croisez quelqu’un qui vous assure que dans 10 ans, il n’y aura plus de poissons dans les océans ou que la France sera une république islamique, il ne psalmodie qu’une seule chose en réalité : « je ne peux pas disparaître, ce serait trop horrible ! Obligé, il faut que le monde entier périsse avec moi, dans un feu d’artifice général et grandiose ! »

Après le Bataclan, il y a eu une manifestation… De grands types de 34 ans, à barbe fournies, défilaient en silence, rassemblés place de la République… Tous avec des têtes d’enfants hagards, qui ne comprennent pas ce qui se passe, tout penauds, bouche entrouverte, oeil écarquillé, qui ont du mal à entraver que lorsque le petit chat meurt, il s’en va pour toujours à la ferme du bonheur et qu’on ne le reverra plus. On sentait bien que pour eux, la mort et la guerre, c’étaient de grands points d’interrogation, des choses abstraites et lointaines, des choses de grandes personnes, des choses jamais conceptualisées par leurs petits têtes… Et dans une ironie terrible, les terroristes daeshiens avaient exactement la même conception du monde : des gens incapables de mourir sans emporter une centaine de personnes avec eux. Sans déclencher un feu d’artifice général et grandiose pour donner du sens à leurs existences.

La Fin du Monde n’est qu’une mode, un vice de l’époque, au même titre que le trou dans la couche d’ozone, la guerre froide, ou le poke bowl. Et comme toutes les modes, elle réapparaît de façon cyclique.

Le mythe fondateur de l’Occident Moderne, c’est la Chute de Rome. C’est la fin d’un monde qui ouvre le notre. Toute l’Histoire de ce cluster civilisationnel s’est composée autour de cette question teintée d’angoisse : “comment faire pour éviter que cela ne se reproduise ?”… L’Occident lorsqu’il se regarde dans un miroir, se voit en lutte perpétuelle contre le déclin, c’est étymologique. Le pays du soleil couchant. Le pays du ponant. Le pays du soir. Abendlandes. Nous sommes religieusement obsédés par une trouille de la décadence, de l’effondrement, de la fin, du crépuscule. Notre mood naturel est une fin d’après-midi à la plage, lorsque le soleil se fait grignoter par la mer, la dernière semaine d’aout, juste avant la rentrée. L’Occident, c’est déjà la perspective du mois de novembre.

En réalité, nous avons toujours été décadents. Nous sommes issus d’une longue suite de cycles de constructions, destructions, reconstructions. Prenons le cas de la France, le pays du jus de raisin fermenté et du lait moisi. Un royaume construit sur les ruines d’un empire, par des barbares mal dégrossis singeant les coutumes romaines et éructant un latin abâtardi, un argot de racaille, un sabir d’inculte dégénéré : le français, si cher aux Académiciens et à Alain Finkielkraut. La France Eternelle est DEJA post-apocalyptique. Des enfants faisant mumuse avec un jouet cassé, érigeant de fausses colonnes grecques, des Panthéons en toc, des lycées, des préfectures, des sénats… et des académies. Des sauvages récupérant les pièces détachées d’une vieille Jeep abandonnée en pleine jungle pour s’en faire un totem… Rien de plus qu’un culte du cargo.

Il y a cinq grands berceaux de la civilisation dans le monde, cinq endroits où pour la première fois, les Hommes se sont regroupés en villes pratiquant l’agriculture : les Andes (Inca), le Mexique (Aztèques), le Fleuve Jaune (Chine), l’Indus (je vous laisse deviner pour celui-ci), et le Croissant Fertile (Mésopotamie). Toutes les civilisations du monde, toutes les cultures d’aujourd’hui, sont issues d’un de ces foyers. De ces cinq grands foyers, le Croissant Fertile est le plus instable. : trois millénaires de grands empires agraires oligarchiques générant des sociétés de classe extrêmement rigides et verticales. Des sociétés ultra-cloisonnées qui s’effondraient régulièrement sous le poids de leurs contradictions internes et d’une explosion des inégalités. Des millénaires de dynasties, de castes, de luttes, de classes de fonctionnaires, de strates sociologiques, de protocoles, bien avant la naissance du Christ. Un monde avant notre monde, peuplé de gens vivant au présent en moins 3400.

Et la Civilisation Occidentale vient directement de là, de ce creuset quelques part entre le Tigre et l’Euphrate. En Histoire à l’école, on étudie le Croissant Fertile. Pas le Fleuve Jaune, pas l’Indus, pas les Andes… Nous sommes les héritiers directs d’Hammurabi et son code de lois, d’Uruk, de Sumer, d’Akkad, de Babylone, de Gilgamesh. Ils nous ont transmis leur logiciel, leur rapport à l’ordre, leurs névroses. Nos Dieux, nos mythes, nos structures politiques, économiques, législatives, viennent de ce bassin. Cette étrange situation où un Norvégien, un Basque ou un Letton n’est pas surpris lorsqu’il entend des mots comme, « Nabuchodonosor », « Canaan », « Baal »… Où Paul, Pierre, David, Jacques, Rachel, Marie, sont considérés comme des prénoms locaux… où ses conceptions des prêts commerciaux, dépôts de bien, son écriture, son système économique ont pour ancêtres un très vieil empire moyen-oriental…

La Machine a lentement dérivé vers l’Ouest, au fil de ses chutes, de ses pillages et de ses reconstructions… Le flambeau s’est d’abord transmis depuis Sumer à Babylone, puis aux Grecs, puis les Grecs furent pillés par les Romains et Byzance, les Romains repris par les barbares germains, qui ont enfanté la France et l’Angleterre, pour enfin finir à Washington D.C., capitale actuelle de la civilisation Mésopotamienne. Capitale actuelle de Babylone.

Notre foyer civilisationnel est un feu prométhéen générateur de crises économiques, sociales et politiques, toujours. A chaque fois, ça recommence, un cycle éternel de croissance, de bulles et d’éclatement de bulles, et le flambeau se transmet. Notre moteur est une roue permanente, une chute d’eau, une cascade, un éboulement, c’est comme ça que nous avançons. La Civilisation du Moteur à Explosion, avançant de crise en crise, en déséquilibre permanent comme la marche bipède, toujours à un cheveu de se casser la gueule… et puis non ! Ça repart pour une autre enjambée ! Clopinant avec un dynamisme boiteux mais innarrêtable vers un futur incertain…

Sic Transit Gloria Mundi. Mes contemporains n’ont rien compris : la Fin du Monde, ce n’est pas une conclusion tragique, c’est un point de départ très excitant. C’est un nouveau palier, un nouveau cran sur la Grande Roue du Dharma, un coup d’envoi pour un nouveau cycle. Si demain matin, je me réveille au milieu des ruines, je serais l’homme le plus heureux du monde : j’aurais tout à reconstruire. Ma névrose est inverse à celle de mes pairs : j’ai besoin d’une apocalypse pour me sentir plus vivant.

Cette fascination pour le post-apocalyptique, cet étrange trait de personnalité, on le retrouve plutôt de l’autre coté de l’Atlantique en général… Les Américains sont bien moins marqués par le déclinisme que nous autres Européens. Ils ont ce qu’ils appellent le grit, la ténacité, cette capacité à être presque stimulés à l’idée de devoir repartir de zéro.

A cause de leur Histoire de réprouvés expulsés vers une nouvelle terre hostile et quasi-vierge, ayant abandonné leur foyer, condamnés à tout reconstruire à mains nues…. Le post-apocalyptique, le road-movie, la frontière, toujours tout recommencer, toujours être en mouvement, dans un environnement gigantesque perçu comme un terrain de jeu métaphysique à baliser. C’est fascinant, à la télé lorsqu’on voit un mec du Kansas qui a tout perdu à cause d’une tornade, ou un Floridien à cause d’un hurricane, qui n’ont plus ni maison, ni économies, ni rien, et qui assènent d’un ton presque enthousiaste qu’ils vont tout reconstruire, dès maintenant, ici ou peut-être ailleurs… En France, lorsqu’un Bordelais a 10 cm d’eau dans son salon, il prend des airs catastrophés en demandant quel plan d’urgence sera mis en place…

Tout au bout de Babylone, tout au bout de la Mésopotamie, il y a San Francisco. Et après Frisco, il y a la Lune. Et après la Lune, il y a Mars. Il y a toujours une Frontière. Les Américains sont rendus fous par mille névroses liées à leur logiciel interne, complexe et paradoxal, mais ils ont au moins cette qualité : avoir réussi à updater notre matrice. Avoir réussi à dévier la roue, d’une certaine manière, par une fuite en avant régulière. Et si l’apocalypse a lieu, si le monde est infesté de zombies, et bien, voilà une bonne raison pour recommencer à explorer l’Amérique, à relier l’Est et l’Ouest, à recréer des communautés, à refaire du collectif, à re-générer du Sens… L’Amérique des Protestants évangéliques hallucinés contient en elle un espoir de Parousie, de Tabula Rasa générale, qui lui permet de se prémunir de l’encroûtement sclérosé de la décadence européenne. Et à chaque fois que le monde est détruit, à chaque catastrophe, on sort la Constitution, un Star-Spangled Banner et un portrait de Washington, on remet une pièce dans le jukebox et la vie continue.

Hubert Robert, un peintre français du XVIII ème siècle, n’a pratiquement peint que des paysages de ruines antiques italiennes. Des ruines auxquelles les paysans de la Renaissance étendent leur linge, parmi lesquelles des enfants jouent, au milieu desquelles des commerçants ouvrent leurs échoppes, des clodos se construisent des cabanes de fortune. Tous les personnages de ses tableaux sont indifférents aux cadres majestueux dans lesquels ils évoluent, personne n’en a rien à foutre… Insensibilité totale face aux splendeurs de l’Antiquité… Les colisées, amphithéâtres, ponts cyclopéens, temples colossaux ne servent que de décor au présent, au vivant, et trônent simplement là, silencieux…

Je trouve ça beau. Je trouve que ça symbolise très joliment la vie humaine, dans tout ce qu’elle a d’organique, de fourmillant, de cyclique, d’éternel. Il ne faut jamais accorder trop de valeur aux pierres.

Nos nouveaux prophètes de malheur aiment les pierres. Ils sont la routine de notre Histoire… Une vieille rengaine un peu aigre, une peur de l’an Mil remise au goût du jour. Ils sont notre part irréductible d’inadaptés qui attendent leur fin en tremblant, et qui voudraient secrètement l’étendre au monde entier. Nous ne supportons plus l’impermanence des choses.

Tous ces gens sont la queue de notre comète, ceux qui sentent bien que nous vivons en permanence sur une montagne de dynamite allumée, sur une avalanche, sur un éboulement, sur une vague qui vient de casser, mais qui sont incapables de faire avec. Incapables de comprendre qu’au coeur d’une tempête, il faut apprendre à surfer.

Moi, j’ai appris à surfer. Je ne m’intéresse ni aux vieux tas de pierres, ni à notre finitude, ni au futur ni au passé. J’avance comme un sadhu dans la vie, tout nu, couvert de cendres, regard blasé, débarrassé de tous ces oripeaux, ces fanfreluches, ces fioritures, ce bling-bling de m’as-t-vu. Une vie simple, lucide et dépouillée. Une vie de petit mammifère en perpétuelle béatitude devant le chaos du monde et de mes propres émotions. Un bloc d’énergie pure, d’energeia entièrement dédiée à l’accomplissement de son être. Il faut accompagner le mouvement, se laisser porter par le rythme surtout, et agir lorsque l’on est en plein flow. La vie est une descente en rafting, un Destin implacable, dont il importe de saisir le kairos par les cheveux lorsqu’il se présente, en calant sa rame contre le rocher au moment opportun. Une vie expurgée de ses cadres, de ses hochets, sans idéaux politiques ni rien, une vie consacrée à la vie, sans hypocrisies.

Pour vivre comme un vrai Occidental, héritier du Croissant Fertile, il faut vivre comme en une fin du monde perpétuelle.

Dans la Baghavad Gita, Krishna, avatar de Vishnu, explique au héros Arjuna (qui s’apprête à livrer bataille contre ses propres cousins et se pose donc quelques questions), que le chaos, les guerres fratricides, le non-sens apparent de l’existence, tout ça n’est pas grave. Car dans le cycle infini de l’univers, il y aura toujours une seconde chance, puis une autre, puis encore une autre… Dans un monde où l’on ne connaît pas les causes de ses actes, et où l’on ne peut prévoir leurs conséquences, seule compte l’action pure et juste.

Que sera le climat dans 10 000 ans ? Le christianisme dans 20 000 ans ? L’islam dans 50 000 ans ? L’occident dans 100 000 ans ? Le capitalisme dans 500 000 ans ? Sûrement pas grand-chose, personne ne sait, tout le monde s’en fout et c’est tant mieux.

L’autre jour, mon père à enterré mon grand-père. Un capitaine de la Marine de Guerre mettait en bière un général de l’Armée de Terre, devant leur héritier dégénéré. Une cérémonie pleine de flonflons, avec lever de drapeau. Des Saint-Cyriens, des généraux, des officiers, des résistants, des vétérans. C’était napoléonien, c’était impérial, avec des gants blancs, des épaulettes, des liserés d’or, des plumes, des médailles, des sabres… Il y avait quelque chose de fantomatique, d’anachronique, quelque chose qui me faisait furieusement penser à la scène de la plantation française, dans Apocalypse Now

Depuis, notre longère familiale, en Normandie, est remplie d’objets aussi hétéroclites qu’inutiles, car mon géniteur est incapable de se séparer de quoi que ce soit. Il s’est entouré de ruines. Nous avons dorénavant trois armoires normandes, deux vaisseliers, deux confituriers, des piles de livres jaunis, des statues, des clubs de golf rouillés, un saint en bois vermoulu tout droit sorti d’une chaire d’église romane, un Mauser C98, des machins…

Moi j’ai compris. Je n’ai gardé que trois objets symboliques, juste pour me souvenir : des poignées de katana. Un petit buste en bronze de Bonaparte. Et un Bouddha rieur en jade. Je ne sais pas ce que me réserve l’avenir, mais mon passé a au moins le mérite de tenir dans un sac à dos. On verra bien.

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Written by Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com