Digressions, pandémie et gin-tonic

Hazukashi
15 min readNov 12, 2020
© jbpellerin

Assis en tailleur sur le tapis du salon (arborant des motifs typiques du Pendjab), je sirote un gin-tonic et réfléchis. Mon cocktail préféré, inventé par les Anglais du Raj Britannique pour échapper au climat étouffant, et au paludisme. L’eau tonique contient en effet de la quinine (molécule voisine de la chloroquine), et servait initialement de médicament. On y a ajouté du gin pour rendre tolérable l’amertume du breuvage. Ce cocktail se prête donc assez bien aux périodes de pandémie. Détail amusant: si vous passez votre verre à la lumière noire, la quinine présente dans le Schweppes le rendra bleu fluorescent.

A ma droite, une assiette vide témoigne des restes d’un repas frugal composé de hareng et de pain de seigle. Je travaille ma respiration et fixe le mur blanc en face de moi. Je n’ai pas prononcé un mot depuis deux jours (dernier apéro-visio). Je ne suis pas sorti de chez moi depuis au moins sept. Le confinement ne me pose aucun problème. Je suis discipliné comme un soldat en campagne, et mon passé de geek m’a éduqué à la vie de reclus. J’ai fait mes armes sur World of Warcraft et DotA. Longtemps, j’ai préservé ma peau des rayons du soleil et des mains des jeunes femmes.

Je revis mes années de collégien, lorsque la vie se déroulait sans moi, séparé de mes semblables par une épaisse et invisible paroi de plexiglas. Pour ceux qui sont toujours choisis en dernier en EPS, ceux qui déjeunent seuls à la cantine, pour les nouveaux ascètes post-modernes, arpenteurs de la Toile, explorateurs de forums obscurs, dénicheurs de savoirs oubliés ou interdits, l’enfermement est une routine. Je suis presque soulagé par ce monachisme institutionnalisé et mis en application par la gendarmerie nationale. La République Monastique en Marche du Mont Athos. Faites pénitence, amendez-vous (135,00€ TTC).

Les garçons célibataires vivent comme des moines, et/ou des animaux. Murs nus, masturbation et vaisselle sale. Quelques astuces afin de s’éviter une régression anthropologique intégrale : toujours s’habiller le matin comme si l’on allait au travail, s’imposer des horaires fixes, maintenir une routine sportive (on pourra s’essayer à la bien-nommée méthode « convict conditioning »), dresser son esprit par des exercices de yoga ou de méditation, installer Minecraft pour y construire de fantastiques forteresses. J’appelle ça la « Règle d’Hazukashi ».

Le confinement dans un F2 parisien de 40m2 au premier étage sur cour jonchée de mégots a quelque chose de particulier. On vit dans une pénombre perpétuelle, la lumière allumée toute la journée, toute notion du temps s’évanouit, comme lors de ces immenses soirées qui démarrent à vingt heures et se terminent à midi. Tout se transforme en une sorte d’after infini.

J’ai toujours adoré ces moments nocturnes, seul, où le monde n’a plus prise sur vous, où l’on est libéré de toute obligation. Ces moments éclairés à la chaleur jaune des lampes, cette impression utérine de sécurité et d’impunité. Mis en transe par la fatigue, l’alcool et l’obscurité, c’est là qu’on est le plus créatif, que l’on écrit ses meilleurs textes, que l’on compose ses meilleurs sons, que l’on déniche les contenus les plus étranges sur internet… Me revoilà isolé hors du temps et de l’espace, et pourtant en plein dans l’oeil du cyclone/cluster parisien… La cellule des Buttes-Chaumont.

Comme chez les animaux de laboratoire, la captivité génère des comportements aberrants : on danse à 9h30 du matin en slip sur The End des Doors, très en forme, pour enchaîner à 14h23 sur une terrible crise de panique avec impression de mort imminente. La vie ressemble d’ailleurs un peu à l’intro d’Apocalypse Now, lorsque Martin Sheen tourne en rond dans chambre d’hôtel, ivre et nu, passant du rire aux larmes et finissant en sang après avoir brisé le miroir d’un coup de poing (à noter : lors du tournage, il était vraiment bourré, et s’est vraiment coupé).

Je jette un coup d’oeil au salon vide qui s’étend sous mes yeux. Décor sobre et hygiéniste, presque monacal, mais lumières chaudes, objets exotiques et stimulants cassant les grands espaces blancs. Moulures françaises, confort anglais. Mobilier scandinave de pin brut rempli de livres hétéroclites ou de bibelots ramenés du bout du monde par mes ancêtres… Un ampli de guitare vintage « Vox » à lampes… Une affiche japonaise de « Pierrot le Fou »… Des bouteilles de gnôle-maison… Un grand Taschen sur l’architecture brutaliste soviétique… Des consoles de jeux-vidéo rétro… Un Bouddha de jade… Quelques plantes vertes étendant leurs feuilles… Un masque Krou ivoirien… Des jeux de rôle des années 80… Une reproduction de « Salomé dansant » de Gustave Moreau… Un fauteuil en rotin façon « Emmanuelle » dans lequel je revoie des filles passées se vautrer lascivement…

Chaque week-end du monde d’avant, la pièce était remplie, un vrai moulin, un abri, une étape de montagne, point de départ ou point de chute… Toute une faune de pirates , mercenaires et saltimbanques venait s’échouer sur mes rives… Un vrai micro-état libertarien caché au reste du monde, micro-salon cocon pour Parisien décadent déclassé. Un endroit où l’on socialise, où l’on fait communauté. Où personne n’est jugé, où le temps et l’espace n’ont pas prise comme dans un casino. Tout peut être dit, fait, et consommé. Je me revoie faisant des lectures publiques des « 120 Journées de Sodome » tout en tirant sur un énorme joint de Strawberry Cough ou d’Amnesia Haze, ou dégommant des shots de Jägermeister avant de partir dans une quelconque soirée illégale sous le périphérique où les gens écoutent très fort de la musique de sauvage… ou encore savourant verres de vins et Dunhill International avec une gadji en discutant jusqu’à l’aube… La vie, telle qu’elle vaut vraiment la peine d’être vécue.

Si j’ai voulu devenir écrivain à succès, auréolé de gloire et entouré de filles nues, c’est avant tout pour ça : organiser d’immenses fêtes, comme Gatsby le Magnifique, contrebandier d’alcool dans l’unique but de remplir son manoir de convives.

Mais tout ça est bien loin, et pour le moment, je tape à coups de poings dans le mur porteur de ma chambre comme dans « Old Boy », , ruminant quelque vengeance à l’égard d’ennemis passés, futurs ou imaginaires. L’algorithme de YouTube me propose Europe de Noir Désir…

Les roses de l’Europe sont le festin de Satan.
Je répète :
les roses de l’Europe sont le festin de Satan.

Soutenez la culture, produisez du spectacle et de l’entertainment
Comme on dit chez nos frères d’Outre-Atlantique et toc, anciens Européens,
Nouveaux maîtres du monde pendant que le dragon asiatique rêve, fait ses étirements
Il est beau et puissant, crache du feu gentiment

Le jour de l’Occident est la nuit de l’Orient.
Deux fois.
Le jour de l’Occident est la nuit de l’Orient.

On se relève de ça ? On se relève de tout même des chutes sans fond.
Nous avons su monter nous avons su descendre, nous pouvons arrêter et nous pouvons reprendre…
Europe des lumières ou alors des ténèbres ;
à peine des lucioles dans les théâtres d’ombre.
A peine une étincelle dans la nuit qui s’installe et puis se ressaisit,
et puis l’aube nouvelle, après les crimes d’enfance,
les erreurs de jeunesse, on n’arrache plus les ailes des libellules d’or.

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée
ne sont plus entendus au banquet des banquiers.
Une fois.

Ce texte… Splendide synthèse du Vieux Continent pour qui sait écouter. Tandis que l’Europe s’enfonce dans une décadence interminable, l’Amérique tourne en boucle, moteur emballé, déjà nostalgique après seulement deux siècles d’existence, rêvant de western post-apocalyptique, de sécession, de retrouver la Frontière, l’esprit pionnier. Et l’Asie s’élève comme un courant d’air chaud, un flux subtil, constant, imperturbable, amoral.

La Chine, la Corée, Taiwan, le Japon, Singapour, Hong-Kong… Cette pandémie nous révèle que la Civilisation, désormais, c’est eux. Que nous, arrogants Occidentaux, avons « géré » cette crise sanitaire comme la dernière des républiques bananières : manque de moyens, hôpitaux délabrés, économie en sursis, mesures aberrantes, gouvernants mesquins et désemparés, peuple incapable de se discipliner comme une classe de CE1…

Le Japon et même la Corée, passés en 50 ans du Moyen-Âge à la post-modernité, nous ont largement dépassés maintenant. Taiwan et Singapour se sont débrouillés comme de vrais pays avec de vrais adultes responsables au pouvoir. Et puis il y a la Chine, infiniment plus civilisée que nous. C’est un écosystème complet, un univers cohérent qui possède son élite ultra-technologique décadente et son Tiers-Monde de péquenauds crachant par terre et engloutissant des fondues pangolin/chauve-souris. Un monde capable de générer par négligence une pandémie globale, tout en la jugulant avec rigueur et méthode.

Aujourd’hui, les discothèques ont rouvert à Wuhan et on peut y voir des jeunes boire du champagne français au goulot. Les Européens sont eux considérés comme des pestiférés partout dans le monde, empêtrés dans une grosse grippe. L’Europe n’est plus destinée qu’à être le lieu appauvri de villégiature et de tourisme des puissants. Pays vendus à la découpe qui n’appartiennent même plus à leurs citoyens. Comme les Grecs. Nés par la Grèce, nous finissons comme la Grèce.

Une amie racontait l’autre jour comment une de ses connaissances, issu d’une prestigieuse famille d’aristocrates, ne faisait strictement rien de son existence, absorbé par la drogue et la dépression. Et tout le reste de la famille était à l’avenant. Lorsqu’ils avaient besoin d’argent, ils vendaient quelques meubles de leur superbe manoir familial, des trésors inouïs bradés à la pièce au premier venu, pour maintenir encore un peu à flot leur niveau de vie et leur décadence. En une génération, tout s’était définitivement effondré. Pas même conscience de la valeur réelle, symbolique et familiale de tous ces objets chargés d’Histoire. Zéro transmission. La France, c’est pareil. On fait exactement pareil.

Comme la civilisation islamique a raté le passage à l’imprimerie, et donc sa révolution industrielle, l’Europe est en train de rater sa révolution technologique. Les nouveaux Romains, ce sont eux, et nous sommes redevenus de piteux Gaulois. Est-ce qu’on peut vraiment lutter contre ses atavismes anthropologiques ? La France est désormais un pays moyen-pauvre, dixit Houellebecq.

Bon, le point positif, c’est qu’en nous enfermant chez nous, en nous privant de promenade, les Chinois nous ont réappris les vertus de l’immobilité. Obliger un Marseillais ou un Parisien, ou un Espagnol ou un Italien a rester enfermer chez lui sans rien faire, c’est quand même une sacrée leçon de vie.

La balade, c’est avant tout un truc d’Occidental, savez-vous ? Nous sommes les seuls à concevoir les sorties sans but en forêt ou au bord de l’eau, les randos en montagne pour famille d’ingénieurs néerlandais, comme une source d’épanouissement. La balade du dimanche. Ce n’est pas du tout le cas des Asiatiques. Ils ne se baladent pas, et perçoivent au contraire cela comme un punition. La marche, c’est bon pour le pèlerinage, ou les spectacles de danse. C’est un rituel religieux, avec un but, pas une activité de loisir.

Au XIXème siècle, le premier ambassadeur américain au Japon, Townsend Harris découvrit que les prisons étaient rares au Japon. Tout simplement parce que les Japonais comme les Chinois n’avaient pas spécialement envie de marcher. Ils trouvaient ridicule le concept de prison d’Etat où l’on prive les gens de leur liberté de mouvement en guise de châtiment, vu que pour se relaxer et réfléchir, ils préféraient s’asseoir ou rester immobiles. Ce n’est qu’à partir de l’ère Meiji que le concept de balade a commencé à exister : le sanpou, ou « pas dispersés ». La balade sans but reste donc étymologiquement un dangereux éparpillement, une perte de temps insensée, une divagation pour gaïjin romantique et volubile.

Je repense à toutes ces vacances scolaires maussades à marcher seul en bottes Aigle sur des plages grises en Normandie, contemplant l’immensité de la plage, de la mer retirée et du ciel lourd. A jouer à la Game Boy ou lire Lovecraft sur mon lit en écoutant la pluie taper au carreau. J’aime autant marcher que rester assis en tailleur sur le sol de ma chambre. Il y a un temps pour tout.

D’ailleurs, dans l’hindouisme, la vie est divisée en quatre grandes étapes. La troisième, le vānaprasthā (वानप्रस्था ), signifie : aller dans la forêt. En fait, il s’agit pour le croyant, après avoir fondé une famille et connu les joies et devoirs du foyer, de se retirer pour étudier les textes et suivre des règles d’ascétisme. Cette période où une discipline spirituelle doit rythmer le quotidien est aussi dénommée sadhu. L’étape suivante est le sannvasi où l’humain n’a alors plus que le but d’atteindre l’éveil, l’illumination.

Le sadhu, c’est aussi comme ça qu’on appelle le moine hindou qui a fait voeu d’errance et de pauvreté et se trimballe nu, couvert de cendres et de dreadlocks. Voilà bien mon état mental. Nu et couvert de cendres. Déraciné. Errant. Ecorché vif. Quand on a plus rien à perdre, on est libre. Il y a toujours un moment dans la vie où l’on devrait se confiner au fin fond d’une forêt…

Depuis l’enfance toujours assailli de visions d’apocalypse. Toujours la boule au ventre, sentiment que tout ça allait bien mal finir… J’avais beau réussir mes études, passer les années, il y avait toujours un moment, fumant une clope sur mon balcon en pleine nuit, où tout me revenait en pleine gueule, l’impression que quelque chose n’allait pas, qu’une menace sourde couvait, là quelque part dans le ciel : qu’est-ce que j’allais bien pouvoir devenir ? Cette progression linéaire, L1, L2, prépa… Tout ça clochait, c’était trop simple, trop sécurisant. Mes tripes m’envoyaient des signaux d’alerte. Et puis il y a eu l’entrée dans le monde du travail, l’esclavage consenti et absurde, le déclassement intellectuel et moral, et puis voilà. Effondrement économique, attentats, climat, et maintenant pandémie… J’ai pas été déçu…

On finit par s’habituer à tout. On se reconfigure. On négocie à la baisse avec le réel. On oublie ses rêves et l’on fait taire les gémissements de son enfant intérieur.

Lors du premier confinement, une journaliste à dizaines de milliers de followers s’est plainte sur Twitter : le gouvernement n’a rien fait, alors qu’il a vu le virus progresser en Chine pendant 2 mois !… Etrangement elle-même ne se rendait pas compte qu’aucun de ses tweets des précédents mois n’évoquaient sérieusement la perspective d’une pandémie en Europe, et encore moins d’un confinement. En bonne française, sa manière d’assumer ses propres manques consistait à aller chouiner auprès de maman-Etat.

Pourtant, moi j’ai vu passer un paquet de coupures de presse, de signaux d’alarme qui montraient bien, dès décembre, que tout ça était très étrange, et qu’on allait se prendre un sale truc sur la tronche. Et pour fréquenter des journalistes, je peux vous assurer qu’ils me traitaient tous de paranoïaque deux semaines avant le confinement, en haussant les épaules avec des rires gras. Et deux jours après, d’un coup, le confinement était devenu l’évidence même, on le savait tous enfin, il fallait s’y attendre comment ça tu es resté à Paris ?

Les normies se recâblent avec une facilité déconcertante. Aveuglement, imprévoyance, panique, puis normalisation de la nouvelle situation. Ils minimisent le sentiment d’incertitude. Se déprogramment comme une matrice. Ils se mentent à eux-mêmes, volubiles, papillons hypocrites, prêts à toutes les acrobaties rien que pour tenir l’angoisse à distance. Ils fourrent tout sous le grand tapis persan du Déni. La plupart des hommes vivent à la surface d’eux-mêmes et du monde. Ne faites jamais confiance à personne. La personnalité de votre propre frère est susceptible de disparaître en 24 heures, et s’il y a vraiment un effondrement, je peux vous assurer que les plus polis et obséquieux des notaires tourneront néo-barbare de Mad Max en quelques jours sans aucun problème. Comment ? Mais bien sûr que si, on a toujours été des cannibales matraquant leurs prochains à coups de chaînes de moto…

J’ai supplié mes parents de partir à la campagne pendant tout le mois de février. Ils me riaient au nez. Qu’est-ce qu’on irait foutre en Normandie en février, dans le froid et l’humidité ? C’est plus confortable à Paris, il y a tous nos amis. Et puis, on a des rendez-vous médicaux… Je leur rétorquais de régler au moins leurs obsèques, histoire que j’aie pas trop de paperasses à faire, avant de raccrocher, fulminant de rage. Putains de Boomers. Je suis resté à Paris aussi, témoin impuissant de l’accélération des choses. Hors de question de les abandonner. Coincé dans cette souricière sordide. Et pendant ce temps, la moitié de la ville a déserté en panique pour se refaire une santé à Noirmoutier, Biarritz ou Deauville. Rien que des lâches. Que ces cigales inconséquentes et impulsives survivent, et pas moi, me rendait malade.

Ma n+2, en plein déni, nous a fait venir sur site jusqu’au dernier jour… avant de se tirer au fin fond des Pyrénées, dès que le confinement a été officiellement annoncé, démontrant par là-même ses compétences en matière de leadership, de dynamisme et de proactictivité

Et puis finalement… Finalement quoi ? Pas grand-chose… Je suis passé de survivaliste paranoïaque à citoyen résigné, puis enfin à libertaire passif-agressif. Les différents stades du deuil covidien. Les magasins sont fermés, les rues grouillent de monde. Oscillation entre fin du monde et banalité. Je zigzague entre les joggers le long du Canal de l’Ourcq ou des Buttes-Chaumont. La panique laisse la place à la torpeur et vice versa. L’angoisse profonde face à l’avenir se dilue en dépression molle. Je sors faire mes courses avec mon petit papier… J’empaquète mes denrées en silence devant la caissière aux yeux vides et fiévreux qui répète mécaniquement ses gestes, derrière sa vitre en plexiglass agrémentée de cellophane pour être bien sûr que rien de dépasse…

Dystopie Eco+. Des flics partout en costumes de Robocop qui collent des amendes et qui s’appellent Enzo. Paysages gris d’immeubles haussmanniens mêlés à des tours de béton 70’s et des sculptures d’art contemporain grotesques et fluos… Une bande-dessinée d’Enki Bilal. On dérive entre la France de l’Occupation, le Brésil de Bolsonaro et un quelconque nanard de S.F. des années 80…

Des amis kinés ou ostéos me racontent que leurs patients sont dans un état impossible. Tendus, tordus, bloqués, froissés, de vraies crampes ambulantes. Ils somatisent tous. Tous ces gens que j’entends, que je vois au boulot, à la boulangerie, dans la rue, faire comme si de rien n’était… Leur corps pleure. On fait tous semblant de rien, on n’évoque ni virus ni décapitations, mais au fond on sent bien qu’il se passe quelque chose de profondément anormal. Nous n’avons aucune idée des conséquences psychologiques, sociales, économiques, anthropologiques de tout ça. Nous serons quoi qu’il arrive la « génération confinement ». Déjà qu’on était la génération crise des sub-primes, et la génération Bataclan…

Lorsqu’on se couche le soir, lorsque les écrans cessent de nous harceler, et qu’on se retrouve seul dans le noir, yeux écarquillés entre les draps, la vérité tombe comme un couperet : on vit vraiment une époque de merde. Un hiver civilisationnel. Une crise morale, politique et sociale sans précédent. Un tiers de l’Humanité enfermée chez elle, on avait jamais fait encore. La France s’enfonce dans un cauchemar autoritaro-administratif entre deux attentats hebdomadaires à la machette… Etat d’urgence, puis confinement, puis chômage, puis rebelote…

Je lis un livre en ce moment. The Fourth Turning. Deux sociologues américains ont étudié les générations aux Etats-Unis depuis 1945 (Baby-Boomers, Génération X, Millenials, Génération Z…). Ils émettent l’hypothèse (pas très scientifique, mais intéressante et assez troublante) que la société américaine, donc occidentale, fonctionne sur un système cyclique en lien avec 4 « saisons » civilisationnelles : printemps, été, automne, hiver. L’été correspond à une période de croissance économique et culturelle, l’hiver à une crise, économique et morale..

Ils estiment que la prochaine crise débutera aux alentours de 2008, suite à l’éclatement d’une bulle financière due à la spéculation ,et durera jusqu’à la fin des années 2020. Fait troublant : le livre a été publié en 1997…

Ils considèrent que les Millenials (nés pendant un automne, et atteignant leur pleine maturité pendant un hiver), sont une génération de type « héros ». Une génération vouée à résoudre la Crise, refonder du sens, de la communauté, et des institutions fortes dans un monde en proie au chaos, pour permettre l’émergence d’un nouveau printemps. La dernière génération de type « héros », c’étaient les G.I.’s du Débarquement, et le dernier hiver civilisationnel que nous avons vécu, la Seconde Guerre Mondiale…

Ils expliquent aussi qu’à chaque Crise, la société finit par générer une contre-entropie : un ou plusieurs ordres rivaux proposent une solution pour permettre de se refédérer. La phase de régénération a alors lieu lors d’un climax, où les éléments qui ne peuvent pas rentrer dans le nouvel ordre à incuber seront détruits. Au XVIIIème siècle, les Américains se débarrassent des Anglais. Au XIXème siècle, ils se débarrassent des Sudistes. Au XXème siècle, ils se débarrassent des Nazis… Au XXIème siècle on ne sait pas.

Les deux sociologues concluent sur le fait qu’ils ne savent pas si les Millenials auront les épaules nécessaires pour jouer leur rôle de héros et résoudre la Crise qui arrive.

Mon enfance surprotégée dans les années 90 me revient en tête… J’étais déjà envahi par cette nostalgie envahissante, ce sentiment de vivre la fin d’une période douce, ce sentiment poétique, doux-amer, teinté de mélancolie que l’on retrouve souvent… lors de l’automne. Voilà, quand je repense à mon enfance, je vois d’abord un crépuscule chaud et orangé et des feuilles qui tombent. Toute ma génération est profondément nostalgique des années 90 en fait : culture, musique, mode, esthétique, séries… Nostalgique de son enfance, des vacances de Noël bien au chaud à regarder Maman j’ai raté l’avion

Je songe à Game of Thrones, série qui définit les années 2010 comme Miami Vice les années 80, et dont les héros qui survivent sont tous jeunes, et refondent une nouvelle société sur les ruines de l’ancienne, après une lente désagrégation, puis un terrible climax. Et dont le slogan est winter is coming

Ces 10 dernières années ont été un tourbillon d’époques, d’idéologies et de concepts… Tout s’accélère. Ecrire n’a plus de sens, ça va trop vite. Je suis systématiquement dépassé par les évènements. Impossible d’analyser quoi que ce soit… On ne peut plus que vivre le truc, subir les G qu’on se prend dans la gueule… Impression d’être agi par des forces telluriques et chthoniennes indéfinissable, une tectonique des peuples, d’être emporté par le torrent de l’Histoire. Je me sens prisonnier non pas de mon appartement, mais d’une époque qui s’emballe de plus en plus.

Sur ma table de chevet s’empilent les Pensées de Marc-Aurèle, le Tao-Te-Qing, le Traité de Bodhidharma, et les Maladies de l’Âme et Leurs Remèdes — Traité de Psychologie Soufie. J’espère que ça suffira. J’éteins la lumière.

A l’heure où j’écris ces lignes, nous avons enchaîné un couvre-feu, puis un deuxième confinement. Ce cirque ne dure que depuis neuf mois. J’ai l’impression que ça fait quatre ans qu’on vit ça putain.

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Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com