Beau gosse

Hazukashi
21 min readNov 23, 2017

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Credit: Alamy

Je plais beaucoup aux filles.

Chevelure noire et et épaisse, en bataille, on a envie de passer les doigts dedans, nez droit un peu mutin, yeux bleus, regard intense mais espiègle, barbe fournie et bien implantée, épaules droites, mâchoire carrée, un mètre quatre-vingt-trois, petite cicatrice qui me barre le sourcil droit (rencontre avec un coin de table à 2 ans et demi, attendrissement immédiat du public à chaque fois que j’explique), fossettes lorsque je souris, tout ça promet éclats de rire, divertissement et sécurité, avec en prime un peu de mystère. Exactement tout ce qu’elles recherchent.

Vous ne me croyez pas ? Vous devriez, au lieu d’aller cracher votre frustration sur le forum 18–25 de Jeuxvideo.com. Si vous voulez pécho, essayez d’être:

- Drôle. Vous les faites rire, et elles ne savent plus très bien si ça vous rend intéressant, ou si c’est parce qu’elles sont intéressées qu’elles rient. Les filles aiment qu’on les distraie.
- Sécurisant. Vous êtes à l’aise. Votre body-language respire l’assurance. Elles peuvent vous faire confiance. Elles se sentent protégées à vos cotés. Les filles aiment qu’on les rassure.
- Mystérieux. Vous êtes ténébreux-soft. Vous êtes intrigant. C’est difficile de savoir ce que vous pensez. Elles ont envie d’en savoir plus. Les filles aiment qu’on attise leur curiosité.

Appliquez-vous à incarner ces trois facteurs, et vous réussirez non seulement avec les femmes (beaucoup moins que moi cela dit), mais dans tous les aspects de votre vie: l’époque valorise les êtres légers et distrayants. Le sérieux et la gravité en ont été bannis depuis longtemps. En soirée, toute discussion profonde est immédiatement évacuée sous les huées ou les détournements de visage méprisants. La prime va au dérisoire, et à la dérision. La pire marque d’humiliation que l’on puisse infliger à quelqu’un est de lui dire qu’il se prend trop la tête. Rien de mieux pour casser l’ambiance qu’un benêt qui essaie de démêler les fils de l’existence alors que tout son entourage veut s’amuser. La profondeur est lourde et ennuyeuse, elle signifie la défaite sociale, elle fait bailler. Qu’est-ce que les gens qui réfléchissent peuvent être chiants, me dis-je, Queen B. à fond dans mon casque Beat by Dre, sortant de la station Parmentier pour me rendre à mon rencard Tinder du moment.

Nous sommes à Paris en 2017 et rien n’a changé depuis Versailles. La capitale est une immense Cour décadente, un labyrinthe de galeries et de jardins en continuité parfaite depuis Louis XIV. Une longue mascarade, une suite de codes et d’étiquettes, perruques poudrées et loups vénitiens façon Eyes Wide Shut, regards entendus lancés à l’abri d’éventails complexes et décorés signifiant statut social et amoureux. Nos atours vestimentaires et nos réparties sont autant de références ironiques à à des objets pop-culture ringards ou obscurs. Les bars hype et les « lieux éphémères » sont autant de petits pavillons et bosquets, dans cet immense jardin « à la berlinoise » que représente le Triangle d’Or qui s’étend de Charonne à La Villette. Le film Ridicule de Patrice Leconte retranscrit parfaitement cette ambiance, où une carrière se joue sur un trait d’esprit, où le ridicule tue, et où le second degré et l’ironie sont une forme d’élégance.

Fraîchement débarqué de ma campagne natale à l’âge de dix-huit ans, j’ai plié Paname à tous mes désirs, je l’ai subjuguée par mon charisme, par la régularité de mes traits, par mon intelligence sociale. Paris n’est qu’une autre ville de province, où tout le monde se connaît (sur Facebook) et s’ignore (IRL). Mais contrairement aux villes de province, Paris est une ville de salons, une cité de cercles aux parois en formes de périphériques invisibles mais épais. N’espérez pas y faire des rencontres en sortant tout seul dans les bars ou les clubs. Dans une mégapole surpeuplée et violente où tout le monde est sursollicité microagressé en permanence, l’attention vaut très cher, et si quelqu’un vient vous parler, c’est forcément pour vous demander quelque chose. Il est donc normal de l’accueillir avec méfiance et agacement. Parler à un inconnu à Paris revient à s’abîmer socialement au niveau roumain du métro qui dit s’il vous plaîîît. Tout le monde sait que de toute façon, les vraies soirées se passent en appartement, dans ces entrelacs de pièces aux plafonds couverts de moulures, où l’on connaît quelqu’un qui vous présentera à des gens beaux et intéressants, et où j’arrive toujours un peu retard, le visage rayonnant d’insouciance, prêt à passer une nuit sans conséquences.

En véritable Rastignac post-moderne, je me suis taillé une place de choix dans le petit milieu de la communication, des médias, de l’art, bref, de tous ces flux indifférenciés de sons et d’images dont nous sommes saturés chaque jour. Chaque soir, j’ai le choix entre anniversaires, vernissages, pendaisons de crémaillère, lieux éphémères dont j’ai accès au backstage car le DJ est un pote et dont l’adresse n’est jamais précisée sur l’event Facebook. Mes amis sont copywriters, strategists, développeurs, graphistes, journalistes, directeurs de rédaction, directeurs de prod’, comédiens, digital consultants, musiciens, motion-designers, scénaristes, youtubeurs, growthhackers. Je suis ce qu’on pourrait appeler un influenceur.

Moi-même directeur artistique digital en free-lance, je fais un travail amusant, créatif, très bien payé, je n’ai pas de patron, et je me lève à l’heure qui me plaît. Je matérialise la classe créative. La nouvelle élite. Au-dessus de la bourgeoisie marchande. Au-dessus de la noblesse. Au-dessus de la finance mondialisée. Au-dessus du showbiz. Une nouvelle caste jeune, urbaine, mobile, qualifiée et connectée.

Lorsque d’aventure je me pointe tout en décontraction dans l’open-space d’une agence de communication qui aura fait appel à mes services, je contemple toujours avec un amusement mêlé de pitié les commerciaux qui servent de tampon entre moi et leurs clients. Ils font un travail sérieux eux, avec des tableaux Excel, avec de vraies responsabilités, ils ont des comptes à rendre, ils manquent de sommeil, ils font des rétroplannings, ils doivent tenir des budgets et des délais, se font engueuler au téléphone et répondent oui monsieur, ils perdent leurs cheveux déjà blanchis à cause du stress. Ils ont passé 5 ans à s’endetter dans une école de commerce à 8000 € l’année. Moi, j’ai passé mes études à dessiner et faire la fête, il m’aura suffit de 3 années de BTS Communication visuelle pour gagner deux fois leur salaire. Je travaille pendant deux mois, puis je voyage les deux suivants. De temps à autre, pour varier, je donne une conférence, j’offre des services de consulting, j’organise un webinar. Je peux me permettre de rester un enfant irresponsable pour toujours et ça se voit sur mon visage au front vierge de soucis.

Vous pensez peut-être que la vraie élite, c’est la finance, les politiques. Vous vous trompez. Ils ont l’argent et le pouvoir, mais moi j’ai mon temps libre et ma liberté. Le temps est la seule richesse et le seul pouvoir qui comptent, car c’est la seule ressource limitée, la seule monnaie qui ne fait que baisser inexorablement. Dans une société où même les clochards sont obèses, je me moque éperdument du consumérisme. C’est ringard d’être dans l’avoir. Je me contente de gagner suffisamment pour que cela ne nuise pas à mon épanouissement personnel. Je reste résolument bohème et street. Nomade et sans attaches. Mon projet de vie: m’amuser le plus possible. Je gère ma vie comme une entreprise, profits/pertes, se faire kiffer/se prendre la tête. Maximiser l’un et minimiser l’autre, c’est tout.

On ne parle pas de nous au 20h, car nous avons investi internet, un monde quasi-invisible au yeux des baby-boomers. Il y a eu la révolution bourgeoise, il y a maintenant la révolution numérique. Une révolution silencieuse, sans combats, sans même nous opposer à nos Pères. Nous les avons simplement rendus obsolètes en construisant notre propre société, avec des outils qu’ils ne comprennent pas. Thierry Ardisson fait le malin avec son émission de télé sur une obscure chaine du câble. Pendant ce temps, mes amis font 4 millions de vues à chaque fois qu’ils postent une vidéo d’eux sur YouTube. Talent, Technologie et Tolérance, cette sainte trinité incarne parfaitement nos valeurs. Nous arrivons en jeunes conquistadores dans les quartiers sinistrés du Nord de Paris, et nous les terraformons progressivement afin qu’ils conviennent à nos us et visions esthétiques. Belleville, Neuköln, Brooklyn, Shoreditch, Silver Lake, Peckham, Pantin… Galeries de street-art, hangars électro, foodtrucks, terrasses éco-cert et menus gluten-free. Nos altérons en profondeur le paysage économique et urbain, en mode DIY, et nos cabanes à tchaï latte au lait d’épeautre poussent comme des champignons dans tous les lieux que nous aurons jugé suffisamment authentiques et underground pour y poser nos MacBook Pro. Nous sommes jeunes, beaux, artistes, désinvoltes et superficiels, nous incarnons le monde qui vient, nous sommes le sel de cette Terre.

J’arrive au bar Chez Prune, un peu en avance. Lieu banal, le choix de la flemme. J’hésitais avec le Café Chérie et le Perchoir, mes autres spots favoris pour un rencard. Une bise à la serveuse (une ex), et je m’assois en terrasse. Je scrolle sans entrain mes notifications. Célia arrive. Brune, 1m65, 85B, Ray-Bans de vue, crop-top Les petites… à l’effigie d’une référence pop-culture ironique random, long manteau noir COS, jean slim taille haute, paire de New Balance, anneau entre les deux narines, tatouage d’une serrure sur l’avant-bras gauche (sûrement la serrure de son coeur hihihi). Classic shit.

Moi-même habillé tout en APC, tout en couleurs fluo et imprimés décalés, mon look ironique souligne encore un peu plus mon détachement, ma nonchalance, mon assurance, ma capacité à l’auto-dérision. Je garde toujours une paire de Van’s usées à mes pieds, afin de rappeler au monde que j’ai toujours été un kid cool et rebelle, et ce depuis le collège, où déjà je faisais du skateboard, mèches au vent et patchs System Of A Down sur mon Eastpak. La paire de Van’s est le symbole régalien de ma coolitude, le sabre d’apparat symbolisant mon statut: je fais partie de ces gens qui peuvent aller au travail et rencontrer des clients en baskets, car je suis au-dessus des contingences: je suis créatif, la valeur ajoutée que je peux apporter à une entreprise est inestimable. Je suis fondamentalement indispensable au fonctionnement de notre société qui ne maîtrise pas le web. Je suis un investissement.

Vous vous souvenez, au collège, il y avait les populaires, et les autres. Les cool kids, et les nobodies. A quatorze ans, déjà grand, je serrais mes premières meufs en reprenant Tryo à la guitare (je viens de Rennes à la base, ça va), le cou enfoncé dans mon keffieh, pendant que les geeks s’échinaient à entrainer leurs équipes de Pokémon, protégeant farouchement leur pucelage. Arrivé à l’âge adulte, la situation n’a pas changé d’un iota, car le collège n’est qu’un entraînement à la vraie vie. Je suis toujours aussi populaire, et la seule différence, c’est que maintenant j’ai du fric, que les filles s’épilent la chatte, et qu’elles savent sucer.

Sur chaque réseau social que les Dieux de la Silicon Valley ont façonné pour nous, j’ai plusieurs milliers de followers. Mes suivants. Chacune de mes photos postée est accueillie par un cortège d’émojis rougissants, de coeurs, de “Beauté !” et d’ “Extrêmement mignon. ❤” en commentaires. Des filles la plupart du temps, mais également des garçons. Lorsque l’on est beau et populaire, les garçons aussi ont intérêt à vous connaître. Je suis un tremplin vers le sexe opposé. Je suis l’assurance de pouvoir grapiller des miettes. De pouvoir jouer au peu au Prince en se parant des résidus de ma gloire. Faites le test. Si vous sortez dans le onzième, dites que vous me connaissez, les yeux de la fille à qui vous parlerez brilleront, et vous aurez la chance d’y contempler un reflet de mon rayonnement.

Nous en sommes à notre deuxième date. Il ne s’est évidemment rien passé au premier, je suis un garçon bien élevé. Un voile de nuit étoilée se dépose doucement au-dessus de nos têtes, il est 21h, nous sommes à la fin de l’été et il fait encore jour, chaud et beau. Les réverbères et les néons de la rue saturent le crépuscule de couleurs ultra constrastées comme dans un film de Dario Argento. J’évolue dans ce tableau techno-baroque, je me présente en agrémentant mon discours habituel de quelques mouvements amples et détendus. Avec Tinder, toutes les rencontres se ressemblent, et l’on finit à force par roder sa présentation. On dit toujours la même chose, on pose les même questions, on peaufine peu à peu son sketch afin de montrer la version de soi-même qui fonctionne le mieux, les aspects de sa vie qui attirent le plus, afin de poser les questions qui font le plus parler les filles. Je déroule tranquille.

Elle est l’archétype de mon plan habituel, kiffant avant tout patauger dans un néant existentiel total. Parfaitement interchangeable. Incarnation de l’ère du vide dans laquelle je fonce, vaillant petit astronaute. Je regarde ses lèvres bouger, sourd au tissu de phrases prémâchées qu‘elles façonnent. J’attends patiemment mon tour de parler. Il faudra m’ériger une statue un jour putain, pour tout ce que je subis.

En apesanteur dans le nihilisme de notre époque elle barbote, sa vie habitée par ses chaussures, son découvert, ses séries télé, son studio minuscule, son existence toute rétrécie. Elle n’habite pas sa vie, elle n’y fait rien du tout. Bovarisée à mort, surgavée de films, rêvant du Prince Charmant après son trentième plan cul, elle est entièrement ligotée par toutes les contradictions qui régissent sa condition de jeune femme post-moderne. Notre monde est une jungle pour toutes ces pauvres petites. Elles sont soumises à une pression énorme, de tous les cotés. Elles paniquent. Elles finissent systématiquement dans les mauvais bras, dans de mauvais draps. Elles ont leur horloge biologique. Elles ont la concurrence des plus jeunes et des plus salopes. Elles doivent mener une carrière en plus. Nous vivons une lutte féroce pour répandre nos gènes, un struggle for life généralisé. C’est une véritable guerre qui se joue Chez Prune ce soir, comme tous les autres soirs…

« Basically, everyone was a sociopath…and all the girls’ hair was chignoned. »

Bret Easton Ellis — Glamorama, 1998

Autour de nous, des garçons moyens essaient tant bien que mal de baratiner les filles attablées en face d’eux. Ils ne sont pas très beaux, ils sont lourds, ils sont maladroits, avec leur body-language de mecs en chien, ils transpirent l’insécurité et la frustration, zéro intelligence sociale ou verbale, ça patauge, ça rame… Ils sont ridicules, ils sont coercisés par la vie ils n’en ont même pas conscience… Je les contemple avec attendrissement. Ils font de grands gestes, s’expliquent, bafouillent, ils revendiquent, ils plastronnent, ils ont fait ci, ils ont vu ça, ils travaillent là, ils bégaient, ils sont sur la corde raide… Leurs tentatives d’humour lourdingue ou sophistiqué s’échouent toutes en énormes plats dans la sale piscine de l’indifférence. Ils quémandent du sexe et de l’affection, et s’empalent sur des moues boudeuses et des roll-eye exaspérés.

Ils ont pris du retard dans la grande course à la vie, ils stagnent au fond de la vase de notre genetic pool, et ils charbonnent dur pour essayer de compenser la médiocrité de leur ADN… Ils font du sport, se passionnent pour le football, s’engagent en politique, collectionnent les cartes Magic: the Gathering, partent construire des écoles en Afrique, se droguent, violent, s’épuisent sur World of Warcraft, composent des albums de hip-hop, finissent en taule, luttent contre la mariage gay… Au bout du compte, ils ne savent même plus pourquoi ils en sont là… Aux pieds des vains et creux totems devant lesquels ils se prosternent pour donner un sens à leur vie. Ils ne font que tenter d’oublier l’humiliation initiale: leur architecture de marque n’est pas assez market-fit et ne suscite donc pas l’appétence chez la consommatrice.

J’étouffe un éclat de rire. Quand je pense à toutes ces inventions, tous ces dépassements, toute cette agitation dans l’Histoire du monde, uniquement dus à des mecs lambdas n’arrivant pas à pécho… Pour le statut social… Plumes artificielles pour que le pigeon puisse se faire paon… Les gauchistes pensent que tout est social, les fachos que tout est ethnique. Ils n’ont pas compris que tout n’est que sexuel.

Virilité ténébreuse et séduisante, mêlée à un coté touchant et enfantin, je fais vibrer toutes leurs cordes en même temps, je suis un Père à admirer, un Fils à protéger, un Amant à sucer tout à la fois, un mystère, un univers inconnu intrigant mais familier dont elles ne demandent qu’à se laisser pénétrer. Il me suffit d’un regard par en-dessous pour que Célia s’ouvre à moi tous pistils déployés.

Célia ne regarde que moi, mais moi, je ne suis pas le seul à la regarder. Lorsque nous sommes arrivés, tous les garçons se sont retournés à son passage, avec ces yeux qui font « ptain comment elle est bonne elle ». La beauté physique il n’y a que ça. Le fascisme de la beauté physique objective, mesurée, rationalisée, de la symétrie des traits, du rapport taille/hanches, la beauté physique qui fait tout pardonner, qui fait tout oublier tout abandonner, qui fait immédiatement s’agenouiller, Vercingétorix devant César… La solution à la grande énigme de la vie: être beau. Avec ça, plus besoin d’être drôle, plus besoin d’argent, plus besoin de devenir DJ, plus besoin de rien, tout est compensé, tout est pardonné. Beau gosse ou jolie fille c’est le mode very easy de la vie, toutes les portes s’ouvrent, tous les cerbères obtempèrent devant la grâce du charisme biologique, devant ces nez droits, ces épaules larges, ces seins parfaitement moulés qui sous-entendent santé, fertilité, et vie vraiment vivante (dont nous avons tous extrêmement soif). Regardez-les se débattre, autour de moi, avec leurs propres insécurités, leurs propres limites. Tant de couples se forment en pensant se choisir alors qu’ils se sont contentés de saisir une occasion trop rare dans la précipitation la plus totale…

J’interromps poliment Célia, apparemment passionnée par son job de community-manager, et je file aux toilettes en commandant une troisième tournée de Chinon. Sous les lumières tamisées, je contemple mon reflet dans le miroir au-dessus du lavabo. Je vérifie l’implantation de mes cheveux, toujours aussi dense, toujours aussi droite. J’ajuste le col de ma chemise Maison Kitsuné à imprimés « pixels » boutonnée jusqu’en haut. Je suis bien propret bien mignon. Toutes mes copines (que j’ai toutes baisées) ont toutes crues que j’étais gay au début, à cause de mes apprêts et mes postures… Avec mon physique, je peux me le permettre. Les femmes sont sélectives, et méprisent à raison la faiblesse, mais elles aiment néanmoins que leurs brutes soient bien dressées, avec juste encore un peu de sauvagerie pour leur donner une occasion de les apprivoiser… Caméléon social, je suis conforme à la demande et à mon environnement.

Nous évoluons dans un monde très doux où les sols sont lisses, droits, adaptés, trottoirs, planchers, ascenseurs, où la nourriture chaude et riche est servie trois fois par jour, on n’a qu’à ouvrir la bouche pour recevoir la tétée des woks gluten-free des salades quinoa-avocat-tomates confites, un monde où le plus gros effort physique que l’on fait dans une journée c’est caresser un trackpad de MacBook Pro extrêmement soyeux au toucher, un univers tout cotonneux du berceau à la tombe, de la couette Ikéa à la salle de chill de l’open-space.

J’incarne toute cette vaine douceur. Je suis la Jeune-Fille décrite par Tiqquin dans son pamphlet anticapitaliste, Les Premiers Matériaux Pour une Théorie de la Jeune-Fille. Je suis le citoyen-modèle de notre société: une pétasse futile, vaine, adulescente, matérialiste, narcissique, défendant l’écologie, les animaux sauf les araignées, et les achats compulsifs. (Rien de sexiste dans cette définition: une racaille de cité et un directeur de communication quinquagénaire qui met des mains au cul de ses stagiaires sont autant de Jeune-Filles.) Citoyen idéal, car ma conscience politique est minimale, et que je consomme beaucoup: meubles Muji, shots de vodka-ramel, êtres humains, orifices, sans discrimination. Je suis un électron libre, un hand-spinner vivant, inutile et virevoltant, j’affleure à la surface des choses, ce qui me permet de saisir toute la profondeur de ce monde tout fait d’apparences et simulacres.

Je remonte des chiottes en caressant la rambarde dorée lissée polie des escaliers qui me renvoie un reflet déformé de moi-même et revient d’un pas feutré m’asseoir en face de Célia, qui se détourne immédiatement de son iPhone pour consacrer toute son attention à mon visage. Les verres se vides, les langues claquent, elle rit beaucoup, on badine, on joue, j’envoie quelques piques, juste assez pour gagner son respect, qu’elle puisse se faire les griffes…

Nous sommes pareils: des masques, des postures et des grimaces, seuls attributs nécessaires pour se déployer avec succès dans la Venise décadente du Canal Saint-Martin. Elle me jette un regard dépourvu de la moindre intention, programmé pour n’exprimer rien de négatif ou de conflictuel. Elle cherche à ne rester qu’une surface lisse, lisse et creuse comme une petite poupée de porcelaine. Cette surface lisse est en réalité tout ce qu’elle est, et il y a quelque chose de fascinant à l’observer en train d’essayer de s’adapter à mes opinions, à reprogrammer ses goûts et ses convictions en live.

La conversation bifurque sur la dernière exposition temporaire du Palais de Tokyo, où le célèbre plasticien italien Maurizio Canneloni nous fait une « proposition esthétique afin d’interroger nos préjugés » : des boîtes La Vache Qui Rit avec précisé à chaque fois le lieu et la date de distribution ainsi que la marque du supermarché… Il faut absolument qu’on y aille ensemble, convenons-nous… Je repense à un ancien date très réussi où j’avais emmené la fille voir toute une série de dioramas entièrement composés de tas d’ordures… Célia y est allée aussi, elle a vraiment été emballée par la poubelle renversée, et par les pigeons autour de la crotte de chien également, et je me dis que c’est vraiment trop cool d’avoir un lieu comme le Palais de Tokyo à Paris.

On discute ensuite un peu politique, et nous tombons d’accord presque instantanément: Donald Trump est un gros con, et Benoît Hamon vraiment quelqu’un de gentil. Certes, parmi nos clients respectifs, on peut compter Danone, Lolita Lempicka, L’Oréal et Vinci, mais nous assumons avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour, parce qu’il est évident que c’est celui qui parle le mieux, et parce que c’est le candidat mettant le plus en valeur l’Humain. Célia se sent très féministe me dit-elle, et elle tombe totalement amoureuse lorsque je lui parle d’une des dernières campagnes d’affichage digital que j’ai réalisé, pour la mairie du XIXème arrondissement: des poissons qui discutent, tout en aplats de couleurs, très flat-design, et dans leur bulles, les mots de leurs phrases (une police Helvetica légèrement retravaillée) évoluent progressivement pour passer en écriture inclusive. Les poissons disent qu’il faut bien faire attention lorsque l’on parle ou écrit, à n’oppresser aucune minorité, il me semble. Je ne me souviens plus exactement, ce n’est pas moi qui ait fait les wordings, mais je sais que c’était hyper inspirationnel.

Puis nous énumérons les différents spots où chiller rive droite, et elle me parle de sa dernière soirée à La Station, passée avec son « meilleur ami », un pote de fac qu’elle considère « comme un frère »… A l’écoute de sa description, il devient évident que le bonhomme bave sur elle en silence depuis des années… J’imagine avec délice cette scène vaudevillesque, le mec qui la sort, l’emmène au ciné, lui paye des verres, danse avec elle toute la nuit, lui tient son sac pendant qu’elle lâche son 06 à un inconnu rencontré au fumoir, avant de rentrer chez lui ivre, seul et triste comme Raphaël Tisserand dans Extension du Domaine de la Lutte… Je l’imagine l’écoutant, répondant immédiatement à chaque texto, comblant son besoin de valorisation, rassurant son égo malmené par les garçons comme moi (ceux qui la ken), la conseillant, bien aux petits soins pour elle, bien toutou frétillant de la queue haletant bien sage protecteur prêt à mourir pour sa maîtresse… Pauvre cocu mental, serf inféodé à la baronnie de la Beauté, écuyer même pas chevalier servant, tout juste bon à dormir à l’étable…

Il ne réalise pas qu’il n’est qu’un pion parmi tous les prétendants à la Cour de Princesse Célia, qu’il n’est qu’un malheureux astéroïde glacé qui gravite autour de son petit soleil, que jamais il ne sortira de son orbite pour filer en comète jusqu’à sa surface tant convoitée, que jamais la princesse qu’il espère en vain ne le sauvera, car les princesses, elles repartent à mon bras.

Dans le Paris de 2018, les relations humaines sont cloisonnées: nous avons tous beaucoup d’amis, et chacun d’entre eux a une utilité bien précise, qui le définit, pas le temps pour le reste, trop prise de tête. Célia possède donc toute une galerie de confidents asexués friendzonés frustrés castrés pour l’ego et la distraction, et une horde de mâles alphas pour le cul sale et violent et les papillons dans le ventre.

Ce qui est amusant, c’est que nous savons tous les deux très bien ce qui va se passer ce soir, pourquoi nous sommes là. Nous sommes tous les deux de vieux briscards de la baise, vétérans de dizaines d’aventures, rescapés de mille MST. Nous avons le regard blasé de ceux qui ne connaissent que trop bien le goût des sécrétions du sexe opposé. Et pourtant, nous rejouons systématiquement la rencontre adolescente virginale et pure. C’est notre second rendez-vous, nous n’avons pas encore couché ensemble et nous faisons semblant de nous découvrir, de nous apprivoiser en une grotesque pantomime de nos premières amourettes. Nous faisons semblant que c’est la première fois.

Nos discussions semblent frivoles et complices, mais je sais qu’elle me teste. Elle essaie de deviner si je vaux le coup d’y investir son temps et son énergie. Elle a 28 ans. Elle vit ses dernières années de pouvoir illimité sur la gent masculine. Elle a encore envie de s’amuser, mais sait que plus le temps passe, plus la quantité et la qualité des garçons auxquels elle peut prétendre rétrécit. Elle sait que la seule chose qui compte chez elle est sa beauté juvénile et cherche à en tirer avantage avant d’atteindre la date de péremption. La voir vieillir sera très désagréable. Son armure n’est qu’un château de sable inexorablement rongé par la pluie du temps qui passe, et des mojitos avalés . Moi, j’ai tout mon temps. Je n’ai que 32 ans, soit 16 ans et demi en années de femme.

Célia se plaint. Elle m’avoue qu’elle en peut plus des mecs, qu’ils sont tous cons et nuls, qu’elle préfère son chat. Elle aussi est un petit animal d’appartement apathique et lassé par toutes ses souris en peluche. Je la regarde en silence, acquiesçant, et toute perdue qu’elle est dans l’océan de mes yeux, elle ne remarque pas mon sourire carnassier…

Plus tard, lorsque j’arrêterai de répondre à ses textos, elle aura droit à un like ou un message de temps en temps. Juste assez pour qu’elle ne te désintéresse pas de moi, que je continue à stimuler son imaginaire sourdement, en toile de fond de sa vie. Mais pas assez pour que l’on garde un vrai contact. Du breadcrumbing. Des miettes de pain. Tout juste le temps que j’aurai à lui accorder. Dans ma vie overbookée, pas beaucoup de place pour les meufs baisées comme des cases qu’on coche avant de supprimer des mails ennuyeux .

Elle ne me détestera même pas, car tout au long de notre « relation » je lui aurai parlé d’amour, je me serai montré sensible et humain. Malgré le ghosting, malgré mon mépris, malgré mes mensonges, elle continuera à dire à ses copines à quel point j’étais gentil et doux et drôle et intelligent, à quel point elle gardera toujours une grosse tendresse pour moi… En repensant à moi, elle me traitera de connard en soupirant avec des étoiles dans les yeux. Elle sera exactement comme les autres.

Sur Tinder, garçons comme filles, nous écrivons que nous ne sommes pas superficiels. En terrasse, nous assurons que nous cherchons avant tout une belle personne. Sur l’oreiller, nous chuchotons que ce qui compte c’est de faire une rencontre. Nous mentons. Nous nions. Nous fuyons. Nos propos sont aussi vides de sens que nos existences. Nous sommes des courants d’air. Nous left swipons sans vergogne ceux qui ne correspondent pas parfaitement à nos critères physiques cinématographiques. Ah nan mais les renois je peux pas, c’est trop pas mon type tu comprends… (Les applications de rencontre sont les seuls réseaux sociaux où l’on peut être ouvertement raciste soit dit en passant). Nous n’avons aucun intérêt à découvrir ce qu’il peut bien se tramer derrière ces peaux et ces images que nous caressons.

Minuit et demi, je propose à Célia de nous enfuir de la terrasse de Chez Prune, où ça commence à avoir vraiment l’alcool pathétique, feat. yeux jaunes et humides, têtes rouges et boursouflées, cuites magistrales à base d’affreux pichets de rosé. Vague sentiment d’avoir plongé dans un Toulouse-Lautrec, dans le Paris cracra du XIXème siècle, syphilitique et gorgé d’absinthe. Direction le Badaboum, donc. Il y a un petit set deep-house ce soir qui s’annonce très bien. Nous déboulons en Uber rue de Charonne et nous commençons à faire la queue, ce qui ne manque pas de déclencher chez moi une belle montée de seum. Une fois entrés, vestiaire puis claquage de bise à quelques têtes connues puis bar pour nous gorger de tek-pafs avant d’investir le dancefloor.

Célia attire immédiatement l’attention d’une poignée de morts-la-faim qui viennent tourner autour d’elle. Hipsters aux épaules rentrées, épaves sous MD, schlagosses débarqués de leur banlieue, pauvres mites autour d’une flamme, espérant en vain la potentialité d’une relation sexuelle. Célia virevolte comme une petite nymphe grecque archéo-futuriste, il ne lui manque qu’une couronne de fleurs au-dessus de ses Wayfarer pour un mix parfait Coachella/Olympe… Et comme Circé dans l’Odyssée, sa chevelure noire et tourbillonnante distille des effluves d’YSL qui transforment instantanément en porcs baveux les malheureux qui nous encerclent. Pour eux, c’est le Tartare, le supplice de Tantale, ils ne réalisent pas qu’ils ne sont que nos serfs, nos gueux, nos jouets.

Je la laisse s’amuser cinq minutes, se détourner immédiatement à chaque fois qu’un type commence à la coller, pour aller immédiatement papillonner en face d’un autre qui voit flou direct, et ainsi de suite. Et c’est encore plus drôle lorsque d’un geste sûr je l’attrape par la taille, la ramène vers moi, et qu’elle se frotte immédiatement à mon entrejambe en rejetant lascivement sa tête en arrière sur mon torse. Je la galoche alors devant notre petite cour des miracles toute médusée.

Deux heures de ce petit jeu agrémenté de shots et de passages au fumoir, et nous décidons de nous évader de cette assourdissante étuve, pour aller directement chez elle. Dans le hall d’entrée, elle déboutonne mon Petit New Standard APC et commence à me sucer puis pouffe lorsque je lui touche les fesses pendant que nous montons les escaliers. Nous investissons alors son studio et son lit déjà déplié et baisons brutalement et sans sommations aucunes et elle jouit en se contractant très fort, ses joues empourprées par l’émotion et par mes gifles. Je me retourne sur le dos en haletant, elle se lève pour aller faire ses trucs dans la salle de bain. J’en profite pour lâcher une caisse, je m’essuie dans les draps, et je commence à m’endormir serein et rassasié lorsqu’elle sort de la salle de bain avec l’air irrité et lâche: « Bah ? Qu’est-ce que tu fous encore là toi ? Attends bouge pas je te commande un Uber, c’est quoi ton adresse ? »

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Hazukashi

Écrivain parisien / chef de projet numérique. Rive droite, open-space, alcool et enfers de la Start-up Nation. Contact : himboda(at)gmail.com