J’adore la canicule à Paris. Comme Samuel Colt, la chaleur rend les hommes égaux. Elle écrase tout, nivelle tout, aplanit tout, apaise tout, renvoie tout le monde in utero à 37°C dans la chatte à sa mère. On sort dans la rue comme on entre dans un bain, tempes humides et yeux mis-clos.
Déambuler au ralenti dans le Bronx du XIXème arrondissement, ambiance poisseuse, pesante, pré-orageuse, filles en maillot une-pièce dos-nu rentré dans le jean, foules randomisées aux mines patibulaires, jungle d’asphalte fumante et saturée de poussière qui colle à la peau moite, sirènes de police en effet doppler sur l’avenue Jean Jaurès, klaxons tonitruants, vélib’ zig-zagant, clochards maugréant…
L’environnement direct rappelle par petites touches le New-York délabré des années 70–80 coupes afros/pattes d’eph, rongé par la crasse, le crime, les punks, les macs, les crackheads…
Bien avant de devenir le rêve aseptisé et gluten-free pour directrice artistique bellevilloise des années 2010, NYC ressemblait plutôt à un cloaque post-apocalyptique : infrastructure sinistrée, politique de la ville inexistante, un gigantesque bordel à ciel ouvert, mélange de projets urbains agressifs et de ruines à l’abandon, 200.000 camés sous héroïne, Central Park un coupe-gorge déplumé en friche point de chute de tous les dealers, 40.000 putes dont la moitié mineures sur Time Square, la police corrompue pire que dans The Wire, le métro le plus dangereux du monde (surnommé « mugger line », 250 agressions/semaine), entièrement graffé cqr pas de budget pour entretenir les wagons, et on notera pour parachever le tableau la présence active de plusieurs serial-killers.
Le quartier de Dumbo, aujourd’hui un hipsterland rempli d’espaces de coworking célèbre pour sa vue en contre-plongée du Brooklynn Bridge, était entièrement désaffecté. Imaginez un quartier de la taille du Marais vidé de ses habitants, rues désertes hantées par le vent et les rats, portes défoncées, fenêtres barricadées, poubelles renversées…
Au milieu des années 70, le rêve hippie se brise définitivement sur les contingences du réel, et le no future débarque. Toute une flopée de films plus ou moins droitiers et sécuritaires vont fleurir et développer par leur atmosphère une esthétique bien particulière : Deathwish, Dirty Harry, Taxi Driver, Maniac, The Warriors, Cruising, French Connection, Serpico, Mean Streets… Puis dans les années 80 le genre s’intensifie avec le post-apocalyptiques et le cyberpunk, les punks à crête verte ou rose qui se battent à coup de chaîne de vélo, la criminalité ingérable en cuir clouté sapée comme Bebop et Rocksteady, Escape from New York, Robocop, Streets of Rage sur Mega Drive… Tout un imaginaire de bouches d’égouts fumantes, de feux de poubelles à couvercle argenté, de cages d’escaliers extérieures qui serpentent le long des murs en briques, de bornes d’incendies rouges qui fuient, de flics pourris qui bouffent des donuts. Les Millenials savent de quoi je parle, ils ont grandi avec ces visuels en guise d’inconscient collectif via des films comme Ghostbusters, Les Tortues Ninja, Gremlins, Die Hard, Maman J’ai Encore Raté l’Avion… Une partie de notre enfance est constituée de ruelles sales au pied des grattes-ciel.
Jaurès
Voilà ce qui agite mes pensées lorsque je débarque station Jaurès en plein méli-mélo humain. 2024, ça y est on y est dans le futur Mega Drive. Le futur un peu tarte des années 80. Le futur qui se passe en « 19XX ». Le Bronx + la 5G. Des dealers de shit en survêtements synthétiques et Airpods côtoient les petites bobos en no-bra et tote-bag, les runneuses en legging, et les cadres déclassés en New Balance. Boubous et Birkenstocks. Trottinettes électriques, sneakers fluos, vestes en jean vintages, bananes Patagonia turquoises au milieu des trottoirs défoncés par les chantiers interminables de cette ville perpétuellement en travaux. Piercings, tatouages, cheveux colorés agrémentés de montres connectées chinoises. Le monde appartient aux méga-corporations des GAFAM, on se connecte au cloud via le terminal dans notre poche qui nous espionne et nous lave le cerveau avec des vidéos de chats qui pètent ou d’Inoxtag, Elon Musk cherche à implanter des puces dans des crânes et des stations minières sur Mars remplies de répliquants, mais fait surtout des tweets. Dystopie médiocre. Apocalypse Wish.
Dans mes écouteurs pour rester dans le ton j’enchaîne playlist synthwave (Carpenter Brut, Perturbator, Lazerhawk, Miami Nights 1984, Timecop1983, VHS Dreams…) avec du funk aux basses grasses et baveuses, idéal pour cruiser dans la fournaise urbaine :
Summer Madness — Kool and the Gang
I got the blues — Labbi Siffre (titre fantastique et trop peu connu, contient un sample caché d’Eminem, et une outro incroyable)
Cissy Strut — The Meters
God make me funky — Headhunters
Soul Power 74 — Maceo and the Macks
Knucklehead — Grover Washington Jr.
It’s a new day — Skull Snaps
Open up — CHIC
Give up the funk — Parliament
Hollywood swinging — Kool and the Gang
School boy crush — Average White Band
Southwick — Maceo and the King’s Men (contient aussi un sample célèbre)
Brothers on the Slide — Cymande
Un jour, quelque part dans un morceau du temps et l’espace, des Afro-Américains ont créé le mouvement musical le plus solaire, grandiloquent, amoureux, luxuriant, royal et léonin de l’Histoire. Un mouvement avec des paillettes violettes et des lunettes de soleil en forme d’étoiles. En guise de coda je conseille à tous le visionnage de la très sous-estimée série The Deuce (showrunner Paul Simon, père de The Wire), sur la prostitution à Time Square dans les 70’s et l’émergence de la pornographie. Immense OST.
Barbès
J’enfourche un vélib’ et longe le boulevard de la Villette, dépasse la Chapelle à fond direction Barbès au milieu de la faune bigarrée qui traverse sans crier gare comme surgie d’une couverture de Metal Hurlant, évitant les mecs accroupis à l’indienne en plein milieu de la piste cyclable, devant les boutiques Taxiphone vétustes, les tas d’ordures, les odeurs d’urine, de durian, de pollution, de fritures et d’épices comme à New Delhi… Puissant fumet d’ « Asie sale » (cette fragrance spécifique constituée de restes de nourriture locale fermentant dans un sac poubelle par temps chaud et humide qui réactive des souvenirs d’étés torrides blade runneresques dans le XIIIème de mon enfance. Les avenue d’Ivry, de Choisy, la rue de Tolbiac, le centre commercial des Olympiades, tous les restaurants viets avec tables sur la rue, autochtones aspirant soupes bouillantes parmi nuages de clopes. Je vais diner en tenant mes parents par la main, je goûte leur phở extrêmement chaud et épicé, les tempes mouillent dès la première cuillerée, la nuque frissonne. Bonheur.
L’enseigne verte de la pharmacie du boulevard affiche +36°C. Troisième jour de suite en ouverture de four sur le visage, soleil fixe et accablant, l’air tremble sur le bitume, les rats surgissent de partout on dirait le début de Tintin et l’Île Mystérieuse, la populace informe gondole, titube, s’affaisse, subit et moi j’exulte, je renais, phénix ardent et photosynthétique, Helios traverse le monde sur son char en libre-service, la peau aussi dorée que sa barbe et ses cheveux.. J’ai la chance de suer très peu, je cuis comme un caïman ou un croissant au beurre. Flegmatique de tempérament, indifférence aux écarts de température. Je suis né un jour de canicule. Ma mère, ma famille, la sage-femme, le personnel médical, la pièce entière bouillonnait, ruisselait, haletait comme si tous allaient eux aussi accoucher… c’était ça mon éveil au monde, mes réglages par défaut… Enfant du Soleil, c’est ma vie c’est mon destin, ma patrie primordiale c’est le cagnard.
L’éco-anxiété, c’est un prétexte. C’est le cache-sexe du pessimisme français. De son nihilisme. De son déclinisme perpétuel. On projette son dégoût vague et général du monde sur un sujet précis. En psychologie, on appelle ça “localiser son angoisse”. Tous les éco-anxieux que je connais ont un point commun : ils ont toujours trop chaud. Ils rêvent d’une planète où il ferait 14 et un crachin grisâtre toute l’année, une sorte de Bretagne globale et universelle. Un début d’éclaircies et ils suent, rougissent, paniquent, cherchent l’ombre, se terrent tels des troglodytes. Ils ne savent pas s’y prendre : ils marchent trop vite, s’agitent, soufflent, travaillent leur cardio, s’échauffent comme si l’on était en février. Leur système neurovégétatif peine à assurer la thermorégulation. Dans quelle mesure les névroses et le métabolisme influencent-t-ils les idées politiques ? Vote-t-on d’abord avec son corps ?
Moi je rêve de chaleur tropicale et de toponymies enivrantes, d’ailleurs torrides et mystérieux… Des plages de Rio, de Martinique, Bora-Bora, Ko Samui, Zanzibar, Maui, Huntington Beach… des casinos de Macao, des gratte-ciels de Hong-Kong, des rues sombres et humides de Bangkok, Kuala-Lumpur et Jakarta… des jungles d’Amazonie, bayous de Louisiane, atolls tahitiens, outback australien, mangroves du Congo, tumbleweeds de la Death Valley, everglades de Miami, sables orangés et infinis du Sahara… Je vote très peu.
Dans la Divine Comédie, Dante nous apprend que le dernier cercle de l’Enfer, celui où réside Lucifer lui-même, est en réalité un désert de glace (le black metal n’est pas norvégien pour rien), où les damnés claquent des dents pour l’éternité, leurs larmes gelant à même leurs joues. La belle vie bien vécue se vit au chaud, est faite pour être un été permanent, sur une plage de sable fin, la vie en maillot de bain, en bikini, en paréo à jouer de la guitare autour du feu parmi les odeurs d’embruns, de monoï et de grillades, la vie à peau dorée par le soleil, aux cheveux blondis par le sel et aux épaules déployées par le surf, le kite, la planche à voile. Seuls les cloportes craignent le soleil.
Chaque été de mon enfance je l’ai passé à rôtir sur la plage, 13h — 18h. Ma mère nous arrachait mon frère et moi à la Nintendo 64, vite la crème solaire, les sandwichs, les maillots, hop dans la Twingo… Aux Buttes-Chaumont dès les premiers rayons du printemps je recommence. Il y a un spot idéal loin de la foule et des pelouses bondées, une petite pente dégagée, orientée sud-ouest, en hauteur, l’endroit du parc où le soleil reste le plus tard, une mini-plage avec vue sur une mer de toits de zinc; parsemée de boomeuses topless, peau plissée marron portefeuille façon Côte d’Azur, et mon enfance recommence. Vous m’y trouverez dès qu’il fait beau, dans l’herbe, à contempler le ciel et les abeilles qui butinent autour de moi, Wayfarer sur le nez, enfin en paix.
Le Soleil est une fin en soi. Un absolu, un point fixe infini et stable. Allongé sur le sable brûlant on ne désire plus rien, il ne reste que le roulement des vagues et les doses massives de vitamine D en application cutanée directe. La gravité s’estompe, le temps disparaît, les rayons vous enveloppent, en lévitation vous fusionnez avec le Yang pur, dans le sombre rougeoiment psychédélique de vos paupières closes. J’y passerais des heures, des jours, des mois. Comme le Petit Prince j’aimerais pouvoir avancer ma serviette de quelques centimètres pour voir et revoir des couchers de soleil sur l’océan. C’est l’unique but objectif de la vie, du travail, des galères, de tout ça. Une place au soleil.
À Barbès je passe devant la brasserie éponyme. Derrière les grandes baies vitrés à l’abri de la lumière et des basanés, les hipsters pâlots et épuisés éclusent des moscow mules rondelle de concombre avec la clim’ à fond dans le noir, assiégés par un brassage permanent comme sur roulement à billes de marchands de cigarettes, pickpockets, nervis, clodos, schizos, trafiquants, livreurs, illuminés et autres mineurs non-accompagnés. La Cour des Miracles autoportée, la faille vers l’enfer juste là sous l’église comme à Tristram. C’est Salammbô, les troupes de mercenaires plus biscornus les uns que les autres s’empilent en strates sédimentaires au pied des murailles de Carthage : « des Ammoniens aux membres ridés par l’eau chaude des fontaines ; des Atarantes, qui maudissent le soleil ; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs morts sous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens, qui mangent des sauterelles ; les Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes. »
Au feu rouge au milieu des vrombissements et des autres cyclistes qui me dépassent de partout (qui s’arrête au feu rouge de Barbès ?!) j’attends, un pied dans le caniveau. L’air noir saturé de micro-particules et d’hydrocarbures aromatiques dépose un délicat film graisseux sur mon visage et mes cheveux, cette fine pellicule de poussière gluante et charbonneuse qui envahit tout à Paris, qui coagule en smog épais qui vous saisit dès qu’on sort du train en arrivant de province, qui poisse à vos vêtements, s’immisce dans tout votre appartement jusque sur votre table de chevet… On n’est jamais vraiment propre à Paris. Un motard s’arrête à mon niveau, m’interpelle sur un ton sarcastique « et ben, c’est rare de voir des cyclistes s’arrêter au feu dans le quartier !… Allez, bon après-midi monsieur ! »… Je le regarde du coin de l’oeil, j’acquiesce mollement « ah oui… »… Sorte de quadra rougeaud à cheveux ras, je me demande ce qu’il me veut ce connard, aucune envie de lui parler. Le feu passe au vert et il démarre… Dans son dos je vois écrit « police » sur le blouson… Merde je suis devenu cet honnête citoyen que les flics complimentent. Avec mon 501 délavé, mon t-shirt blanc rentré dedans, manche retroussées, et mes Ray-Ban, faut dire que j’ai un sacré flow. Il a dû trouver ça seyant…
À son départ je remarque sur ma gauche un type en survêtement affalé contre le pilier du métro aérien, immobile, tout à fait désoeuvré, qui me dévisage par en-dessous, regard cerné irradiant de ressentiment, bouche entrouverte dévoilant dents jaunes et clairsemée. Vraie gueule de cauchemar sortie d’un western de Sergio Leone bien texturée bien dégoulinante de sueur et de pulsions homicides, qui peut vous terminer pour une cigarette refusée ou un mauvais regard…. L’eye-contact dure moins d’une seconde. Il a le temps de s’en passer des choses en moins d’une seconde. Depuis combien de temps il me fixe ? Je fais immédiatement rebondir mon regard ailleurs, comme si je cherchais quelque chose, comme si mes yeux s’étaient posés sur lui sans le voir, pour lui interdire de donner trop de sens à cette entrevue accidentelle… dans cette ville j’ai appris à ne jamais regarder les gens dans les yeux. Rappel général : à Paris toujours arborer un visage fermé, ne jamais sourire, ne jamais fixer les passants, marcher vite avec une destination précise, seul moyen pour esquiver les emmerdes. Si on vous aborde en pleine rue, c’est qu’on vous veut quelque chose, et c’est rarement du bien. À chaque fois qu’ils passent pour les vacances, je dois expliquer à mes cousins normands d’arrêter de sourire aux inconnus et de tenir leurs smartphones à bout de bras.
Château Rouge
Je tourne à l’angle, remonte l’avenue et là devant la boulangerie Le Fournil de Paris (Tradition & Qualité depuis 1986) c’est le scandale : une sorte d’évangéliste guinéen harangue la foule bible sous le bras en mentionnant la Sainte Vierge. Il roule les R, il sort d’un meme TikTok, il est à deux doigts de leur crier que leur place à tous c’est à la KOUIZINE. Une femme, yeux exorbités, le colle en psalmodiant des Allahu Ackbar… Elle est suivie par une ribambelle d’hurluberlus indignés qui tournicotent autour du prêcheur… Un sosie de Maître Gims en débardeur «« Gucci »» + maxi lunettes de soleil filme avec deux smartphones (un dans chaque main) en attestant que Dieu n’est qu’Un… Une grosse dame en boubou est à deux doigts de défaillir… Un Afghan coupe au bol pointe le ciel du doigt en bégayant. Un autre passablement inquiet questionne les passants : « est-ce que Marie quand il était enceint il était Dieu ? Est-ce que Marie quand il a accouché il était Dieu ?! » Tant de questions sans réponses… C’est la grande controverse théologique là juste devant les éclairs au café et les Paris-Brest… Enormément d’émotions… Tout le monde s’agite autour du Savonarole Eco+ qui brandit sa bible plus exalté que jamais… Il tient bon… Il se démonte pas… Une oukhty hilarde en hijab se prend en selfie devant le tapage la bouche en coeur… Pendant ce temps les bobos raplaplas aux gueules rouges et défaites passent discrètement l’air de rien, regard fixé sur le lointain, AirPods en mode « isolation phonique ».
Je taille avant que le dialogue interreligieux ne tourne à l’émeute. Rue des Poissonniers, slalom à travers trottoirs déchaussés, poteaux courbés, sacs de riz… Les restes du marché du matin et la foule compacte rendent la progression hasardeuse. Papiers, cagettes, légumes écrasés, gens assis sur des tabourets, vendeurs à la sauvette à genoux sur des tapis, caddies changés en barbecues boucanant d’improbables viandes surgies d’un sac plastique posé à même le sol : bienvenue à Château Rouge. J’abandonne le Vélib’ à une borne encombrée aux trois-quarts de palettes et d’emballages de polystyrène et continue à pied, me frayant un chemin collé-serré parmi les corps engoncés dans les tenues de wax aux motifs complexes et couleurs tranchantes. Le décor mute en mélange de toutes les capitales d’Afrique de l’Ouest, dont les structures sociales auraient été abrogées par une guerre nucléaire. À Paris musée pourrissant surpeuplé tout change d’une rue l’autre.
Rue Myrha
Les devantures électriques criardes des boutiques enchâssées dans des façades haussmanniennes décâties mais encore belles donnent une impression de tableau d’Hubert Robert, ceux où des Italiens de la Renaissance vivent, étendent le linge, traient leurs vaches au milieu de ruines antiques. Des boutiques similaires proposent des produits inhabituels : gombos, piments, plantains, ignames, du bissap à l’hibiscus… Du manioc s’entasse en vitrine, plaqués contre la vitre sur 2 mètres de haut comme des Parisiens dans le métro du matin. Des pots de Dakatine (beurre de cacahuète en Afrique de l’Ouest, le logo représente un enfant blond encore plus aryen que celui de Kinder), de lait en poudre Nestlé en gros barils, de paquets de Kub Or Maggi… À chaque coin de rue, des pyramides de bouffe se dressent… Le trottoir n’est pas fait de la matière habituelle, il suinte, glisse, semble badigeonné d’une couche grasse tout le long de la rue.
Devant la boucherie, des pieds de porcs s’empilent en vrac sur une table d’école primaire directement dans la rue, croupions de dinde à 2€ le kilo, et morceaux de chèvre, têtes de mouton qui louchent, estomacs de vache, barbaque à bas prix entourée de nuages de mouches, publicisée à grands renforts d’affiches A4 jaune fluo barbouillées au marqueur noir… Des panses, des tripes, des langues, des queues de boeuf débordent des mêmes caisses en plastique rouges ou translucides que celles où je rangeais mes Legos…
Un peu plus loin la poissonnerie Parivic promet des « Poissons congelés d’Afrique — mérou — thiof — tilapia — capitaine — vivaneau — barracuda »… à l’intérieur on aperçoit une tête de requin-marteau jaunâtre fixée au mur mâchoire béante façon Street Sharks. Dehors là encore une cagette retournée sur un carton sert d’étal à des piles de brochets entiers fumés, marrons, se mordant la queue comme des ouroboros surcuits…
Malgré la bonhommie des vendeurs d’alloco (bananes frites, salé/sucré) et d’attiéké (sorte de semoule de manioc, un peu aigre mais consistant), l’ambiance est plus pesante qu’à Saint-Denis où plusieurs amis ont emménagé (3900€ le mètre carré pour vivre au pied du tombeau des rois de France, une affaire). C’est moins familial, plus ghetto, c’est un point de chute, un souk, un lieu de marchandages et de chaos, pas un lieu de vie… Des types arrivent tôt le matin, et tiennent les murs toute la journée, avant de repartir en métro le soir, sans qu’on sache trop ce qu’ils ont bien pu bricoler entretemps…
J’attrape un jus de bouye dans une bouteille de Cristaline « reconditionnée », sorte de Smecta épais, astringeant, acidulé, tout plâtreux, issu du fruit du baobab, qu’on donne aux touristes malades en Afrique, et qui me sera bien utile pour tapisser mon estomac en prévision de la soirée à venir.
Je finis par atteindre mon but, l’immeuble de Julien chez qui je devais passer récupérer un disque dur, décline poliment l’offre de l’homme qui m’alpague avec un air sérieux « Monsieur ! Désirez-vous du riz ? » en me tendant une barquette débordant effectivement de riz au gras, et passe la première porte / sas de sécurité. Un couloir débouche sur une cour intérieure pour méchant de James Bond, avec sa fontaine de béton agrémentée de jardinières, encore un code, une porte, un ascenseur, un code, sixième et dernier étage, et j’arrive enfin chez Julien, qui m’attend à l’ombre d’un tilleul en fumant un joint dans son jardin. Je traverse le salon blanc du grand duplex de directeur artistique ensoleillé et traversant. Meubles design, tentures et tapis, plantes partout, escalier d’acier en colimaçon adossé à une bibliothèque pleine de livres d’art grimpant sur deux étages, longs balcons de béton brut verdoyants… j’y ai passé d’étranges et formidables soirées, peuplées de gens étonnants, je les raconterais peut-être un jour… je traverse la grande baie vitrée et je passe au jardin.
Une des façades du premier étage donne sur un vrai jardin avec de la vraie terre, une terrasse, une table et des fauteuils sur l’un desquels Julien est installé, une cabane à outils, un barbecue, un arrosage automatique, un petit banc, une petite fontaine, une mangeoire à oiseaux, quatre vrais arbres, des massifs de fleurs et la vue à 180 degrés juste au niveau des toits de zinc, le tout dans un silence olympien. Luxe calme et volupté au-dessus de la mêlée. Une oasis suspendue. Le contraste avec le rez-de-chaussée donne mal au crâne, le mot « Métropolis » s’impose à mon esprit et le sentiment de dystopie augmente considérablement. Je fais une story du jardin en zoomant bien sur le barbecue et la vue, pour les réseaux. Je tire quelques lattes (il me fait deux-deux). Julien est à l’ombre, écrasé. Encore un qui ne tient pas le soleil. Complexion laiteuse et constellée d’énormes grains de beauté. On discute. Des amis à lui arrivent. Le chat des voisins nous rejoint. Nous avons chacun des programmes différents ce soir. Un grand verre de Perrier pour faire passer la pâteuse et je redescends.
Retour au Pandémonium urbain. À partir d’une certaine température tout le monde devient maboule. Des Afghans (cheveux raides, yeux clairs, phénotype classique) s’embrouillent, retenus in extremis par des chibanis sexagénaires blasés. Une rousse en minishort en jeans, tatouage nuque et piercing septum accélère le pas. Le long du trottoir, un pauvre damné sous crack, dreadlocks + calvitie + froc sur les genoux regarde un gros pot de fleur en argile avec des yeux possédés, pile devant une camionnette de la BAC occupée par deux représentants des forces de l’ordre qui le contemplent, consternés. Le crackhead soulève le pot de fleur à bout de bras au-dessus de sa tête, reste ainsi un instant, fixant les flics… puis le fracasse au sol, reste abasourdi quelques secondes devant son chef d’oeuvre avant de pivoter à 90° pour passer lentement son chemin en passant totalement à autre chose, comme un PNJ qui termine une action scriptée.
Il est primordial pour tout décadent averti de se plonger entièrement dans les bas-fonds. Lové comme ça bien au chaud bien au coeur de la fosse, toujours sur la ligne de front. Les normies cherchent à s’isoler de tous les vices produits par la capitale, ils fuient dans le XVème, en banlieue voire en province alors qu’il faut s’y rouler s’y immerger tout entier pour mieux témoigner. Son quartier le plus prisé s’appelle le Marais et ce n’est pas un hasard : Paris est une fondrière toxique qui vous rongera invariablement, mais le coeur de l’enfer regorge de trésors et seuls les plus courageux héros sont capables de le traverser pour les remonter à la surface.
La catabase est l’étape obligatoire à tout honnête citoyen visant le statut d’homme total. Le baume vivifiant nécessaire au maintien d’un teint spirituel optimal. À Stalingrad, Chateau Rouge, Châtelet, Pantin, Saint-Denis, Pigalle, Marx Dormoy, Aubervilliers, dans les ruelles glauques, les bars interlopes, les soirées techno queer sous le périph’, les appartements défraîchis, immenses ou bien miteux, dans les hangars, les manufactures désaffectées, les rades, les caves des rades, les backstages, les friches, et les sous-sols, très loin en territoire Fremen, c’est la que le grand mystère des choses se révèle dans toute sa plénitude… pas de grande réponse, non simplement toute la folie inhérente à ce monde, d’habitude escamotée par le voile grisâtre de la réalité… L’espace d’un instant on perçoit les coulisses, les engrenages qui moulinent derrière le rideau. Rencontrer les camés, les trans, les paumés, les punks-à-chien, les déclassés, les dingues, les inadaptés et les pervers… Ces gens ne sont pas forcément mieux que les autres, mais ce sont les seuls dont l’attitude devant la vie m’est à peu près compréhensible. Il n’y a que dans les égouts parmi les fous que j’ai entendu un langage intelligible. Muad’Dib le dit, il faut « toujours combattre la tentation de choisir une voie claire et sûre : ce chemin mène toujours à la stagnation. »
La Goutte d’Or
Tout devient liquide autour de moi c’est la rue entière qui fond, il est 21h le soleil commence à peine à descendre le long du ciel tout giclé d’écarlate et d’indigo… Je suis collant. Il fait encore bien trente degrés et la rue sort de son hébétude, terrasses et lumières brillent dans un flou de tableau impressionniste. J’atteins le croisement de la rue Simart et de la rue Eugène Sue. Autour de ce carrefour, quatre triangles compacts de pierre et de zinc forment un enchevêtrement ordonné d’immeubles haussmanniens et de petites cours sombres. Les toits gris absorbent les rayons solaires, retiennent la chaleur. À l’heure qu’il est ils doivent tous bien cuire dans leur jus là-dedans… 3321 logements, plus de 4000 habitants, sur 0,03km². Donc plus de 133.000 habitants au km². Les cours intérieures s’imbriquent les unes dans les autres, il faut parfois en traverser trois pour atteindre son appartement… De l’extérieur on ne se doute de rien. C’est l’endroit le plus densément peuplé au monde, plus encore que la fameuse Walled City de Kowloon dont j’ai déjà parlé ailleurs. À l’époque de sa construction en 1882, le bloc accueillait 10.000 habitants… À Paris, la dystopie démarre dès le XIXème siècle et personne ne semble réaliser que tous ici nous vivons dans un luxe écoeurant comparé à ce qu’était la vie de nos arrière-grands-parents.
Devant un immeuble délabré de la rue Pajol j’arrive enfin à mon apéro. Je grimpe l’escalier jusqu’au palier et sonne. Clémence m’ouvre. Une collègue. Une bise collante et je passe au salon, où une quinzaine de convives ahuris et déteints m’attendent. Je serre des mains de ces sorbets en sursis, procède aux salamalecs d’usages, puis direction la cuisine pour chercher un verre et de glaçons puis, vautré sur les coussins je me prépare un Ricard qui monte immédiatement, myorelaxation, dilatation du visage, sudation. Je jette un oeil par la fenêtre qui donne sur une cour vétuste arrosée de lumières rouge-oranges. Pas un souffle, sinon un ventilateur sorti d’une arrière-salle de restaurant. Chaleur étouffante, odeurs exotiques de cuisine et clameurs confuses en langues inconnues montent jusqu’à nous. Impression crépusculaire d’empire effondré.
Tout ça me rappelle furieusement Dakar… Samuel, un ami, y a vécu quelques années, je suis passé le voir quelques fois. 42 degrés en journée. Très surprenant au début de voir les jeunes Sénégalais faire des concours de pompes et d’abdos sur la plage à midi tandis qu’on étouffe rougeaud sous un bob… Un monde où les appartements n’ont pas de vitres aux fenêtres, juste des volets, car la nuit ça ne descend jamais sous 25… En terrasse on écluse les bouteilles de Flag avec des nuées de moustiques plein la tête. L’alcool nocturne mixé à la Malarone plonge direct dans un état de torpeur tropicale congestionnée. On s’habitue vite à ce régime : une de mes premières soirées, dans les jardins de l’ambassade, alors qu’enfin je respirais un peu chemise ouverte, tous les expats avaient sorti leurs plus beaux pulls : ils avaient froid. L’Être Humain d’habitue à tout, s’adapte à tout. En juillet-aout pendant l’hivernage, la saison des pluies, mêmes températures, mais 100% d’humidité… Le hammam permanent, jour et nuit… On sort de la douche, à peine le temps de s’essuyer qu’on ruisselle déjà de sueur. La moiteur devient l’état normal. L’Afrique enseigne le lâcher-prise.
J’enchaîne Ricard / verre d’eau / cigarette, triangle équilatéral. En quelques heures l’appartement devient un brouhaha hors du temps et de l’espace, transe alcoolémique, danses dans le salon, contre-soirée dans la cuisine, un concentré d’énergie mercurienne, tout le monde a bien des choses à dire… Certains fondent dans les canapés, victimes d’un avachissement croissant et insurmontable. Je papillonne entre les chefs de projets, les journalistes, podcasteurs, motion-designers, directeurs artistiques, de prod… Nous nous confinons dans ce micro-carnaval où il faut pourtant rester sérieux, en capacité de réseauter un minimum. Même ivres au fond de cette étuve dionysiaque les invités se tiennent, gardent leur contenance, leurs sourires de façade. Je parle fort et vite, déploie mon arsenal habituel d’érudition de surface et d’humour détaché. As usual, rien n’a changé depuis Versailles.
La soirée avance et je discute avec Héloïse, une blonde avec une veste argentée. Ça fait quelques fois qu’on se croise en soirée. Je l’écoute, lance un trait d’esprit à intervalles réguliers, auxquels elle rigole. C’est peut-être le début de quelque chose. Je profite d’un verre vide pour filer commodités. Les pauses-pipi permettent de cadrer la temporalité non-linéaire des soirées, de poser des temps calmes pour réfléchir un peu, aviser de la suite. Les minuscules toilettes à la déco ironique sont gorgées d’humidité… Au-dessus de moi le plafond est cloqué, un coin moucheté de moisi. Ce soir, même les murs suent…
Encore un verre, puis il est temps de s’éclipser. Je propose discrètement un after à Hélo. Uber direction les Buttes-Chaumont, la radio crache « Fame » de David Bowie et on demande au chauffeur de monter le volume, puis entrée tonitruante dans la pénombre silencieuse de ma garçonnière toutes fenêtres (grandes, haussmanniennes) ouvertes, la hauteur sous plafond et un léger courant d’air maintient le lieu à température presque acceptable, petit palais indien.
Plus tard, au salon pour fumer une Dunhill. Lumière blafarde du réverbère de la rue sur la table basse. Sa cuisse moite collée contre moi. L’eau filtrée de mon verre a le goût de la vie, en moins absurde. Il fait encore 24°. La playlist aléatoire de YouTube diffuse un jazz très lent à bas volume. Le son est noir et bleu comme la nuit.