Soirée appart’ à Belleville, ça socialise gentiment en descendant du rosé sur le balcon, dans la chaleur d’un soleil pré-caniculaire. Vers 21 heures, alors que nous choisissons quel restaurant nous livrera le dîner, on entend une succession de pétards, dont je reconnais immédiatement le son creux à l’écho si spécifique : AK-47.
Des hurlements retentissent, “appelez la police !”… de là où nous sommes, impossible de voir quoique ce soit. Nous descendons jeter un oeil. Dans la rue des gens sont attroupés autour d’un Noir allongé sur le sol, yeux révulsés, corps criblé de balles, dans une mare de sang, qui a éclaboussé jusque sur les murs. Une fille lui fait un massage cardiaque, mal. Je ne vois rien, à cause de l’attroupement, on me raconte.
Nous remontons vite, ça crie beaucoup, des gens commencent à se battre. Et on risquerait d’être pris à témoin par les flics. Nous passons immédiatement aux choses sérieuses : “Bon, on commande des burgers ou un Coréen alors ?!”…
Pour ma part, je suis en pleine montée de stress post-traumatique, l’odeur de poudre dans la rue m’a immédiatement déclenché. Je sens poindre l’ambiance lourde et pâteuse des soirs de Bataclan. Je commence à m’agiter, ça s’accélère dans ma tête, je sens une coupure nette entre moi et le reste des convives. Je suis scandalisé qu’ils ne soient pas scandalisés par ce qu’il se passe…
Pendant qu’ils commandent sur Deliveroo, je me ronge les ongles, regard dans le vide. Leur nonchalance face à une ultra-violence digne d’un pays du Tiers-Monde m’étrangle. Ils l’ont intégrée, l’ont normalisée. Ce soir, c’est la finale de la Coupe d’Afrique des Nations, c’est sûr que ça va être le bordel, et le coup d’envoi commence par un meurtre de sang-froid, et non, rien. Ce qui compte, c’est remplir son ventre de bouffe grasse. Ils font comme si de rien n’était, ils regardent ailleurs, comme des Libanais, des Irakiens, des Détroitiens, des Colombiens… Ce seuil de tolérance extrêmement élevé, teinté de fatalisme et de “la vie continue” qu’on ne éprouve que dans des pays en guerre en temps normal…
Je pense à Carolina, une ex à moi, Brésilienne. Etudiante en philosophie, très engagée à gauche. On avait fait une des manifs contre la Loi Travail, et elle était surprise de la douceur des C.R.S., très tendres comparé au B.O.P.E. de Rio (habitués à faire des descentes en tank dans des favelas où des gosses de 8 ans se tirent dessus au 7.62 tête creuse, le B.O.P.E. ont tendance à se faire plaisir lorsqu’il s’agit de dégommer de l’étudiant gauchiste à keffieh qui manifeste pacifiquement).
Elle était aussi surprise de pouvoir rentrer le soir ici à pied seule, un peu ivre, sans avoir à circuler dans une voiture aux vitres blindées, même après un an de vie parisienne elle en parlait encore… Elle va pas rester dépaysée longtemps la petite je sens…
Impuissant, écrasé par l’hypocrisie du monde, je décide donc d’accélérer sensiblement ma consommation de rosé. J’ai envie d’attraper mes potes par le col, de les secouer, de leur crier dessus… Eux qui d’habitude passent leur temps à me moraliser la gueule à coups phrases vides façonnées sur le plateau de Ruquier, les premiers insurgés, premiers révoltés, qui se noient dans le déni le plus grotesque dès qu’un peu de Réel vient leur faire coucou sous le balcon… Leur entropie me terrifie, j’aperçois dans leurs yeux un monde minéral, où on ne peut agir ni lutter contre le courant… Un monde de Vincent Lambert autoporté, de lapin pris dans un piège à loup qui n’a même plus le réflexe de se ronger la patte. Les amis sont les amis, et hors de question de les juger sur des choses aussi futiles et superficielles que les opinions politiques mais merde, quand même…
Vers 23h30, après quelques bouteilles et un gros spliff, complètement allumé, il est temps de rentrer chez moi, et je descends avec un pote. Dehors, tout est ceinturé de cordons rouge et blanc, et on voit le mec. Son pied dépasse de la couverture dorée. Deux types en blanc écrivent des choses dans un carnet. De petits panneaux numérotés sont disposés ça et là autour du corps. Au bout de la rue, on entend des gémissements, la famille n’a pas bougé. C’est simplement ça, un homme crevé. Né en 1992, mort à 27 ans comme Kurt Cobain. Un simple fait divers. C’est fou comme on s’habitue vite. J’abandonne mon pote qui a le malheur d’avoir garé son scooter au mauvais endroit, et qui se retrouve donc à témoigner dans une affaire de meurtre, sans pouvoir le récupérer. Une rue plus loin, les gens picolent en terrasse tranquilles, s’embourbent dans la fête sans but, le mort et les morts-vivants se côtoient et se superposent, sans se croiser.
Sur le boulevard de la Villette, des voitures aux trajectoires aléatoires filent, couvertes de gens ou de drapeaux… des fusées et des mortiers éclatent… L’atmosphère est épaisse, à couper au couteau. Le réel devient soudain palpable, présent, inévitable . Je sens ce moment dionysiaque où toutes les pulsions sont libérées, où tout peut arriver. Comme le 13 Novembre, comme la finale de la Coupe du Monde, les gens font tomber leurs masques et deviennent enfin eux-mêmes, se livrent tout entier à leurs pulsions… Je ne vais pas vous mentir : j’adore ça. Mon angoisse est transformée d’un coup. Je suis sur le grand champ de bataille de la vie. Transfiguré, nez au vent, pupilles et narines dilatées. Tous mes sens aux aguets. Cette ambiance de purge, cette ambiance où tout peut basculer… J’évite une fusée qui part en biais dans ma direction, me retourne pour la voir exploser juste à coté d’un groupe d’ivrognes qui détalent comme des lapins. Ma vie devient un plan-séquence dans un film de guerre. C’est pour ça que je me lève le matin, putain. Ces moments de chaos permettent de faire le tri entre les vivants et les morts, entre ceux qui agissent ou réagissent, et ceux qui ne tressaillent même plus lorsqu’on commence à exécuter des gens autour d’eux.
Je remonte sur Stalingrad, devant la Rotonde, des sacs plastiques volent, des ordures s’entassent, un type sous crack est à genoux, au milieu, visage impassible, des racailles s’embrouillent, un fille extrêmement belle, en robe moulante, marche d’un pas déterminé, regardant au loin, traversant des bancs d’individus à face de cauchemar… Les kebabs sont remplis, toutes télés allumées, il y a cette clameur sourde permanente, faite d’explosions, de bris de verre, de cris humains et de klaxons… Un gobelin maigrichon aux yeux jaunes et rouges étonnamment enfoncés dans leurs orbites m’alpague, me réclame des francs CFA… Je décline poliment. Pas de différence avec l’ambiance habituelle du vendredi soir, le chaos règne. Cette place mérite bien son nom.
J’arrive dans ma rue. La semaine dernière, j’ai croisé à cet endroit sous un porche une crackeuse à l’accent du Sud qui mendie, dreadeuse genre Zaz, clochardisée à mort… Je marche 20 mètres et je l’entends crier : il y a trois jeunes qui se sont arrêtés devant elle, et commencent à se foutre de sa gueule, à l’insulter. Un Noir, un Arabe et une Blanche, avec des looks de clip de PNL. Ils l’insultent, la traitent de crasseuse-qui-se-respecte-pas, de sale clocharde… Ils la poussent violemment sous le porche, elle s’effondre… Lorsque je me retourne pour partir en silence, ils l’ensevelissent de coups de pied, hilares… C’est la France Black-Blanc-Beur, la France de 98, les racailles du quotidien, celles qui sont intégrés, ont un travail normal, les skin-heads des années 2010, bien multiculturels comme ils faut, bien globalisés, qui ratonnent le Métèque Ultime: la crackée occitane à dreadlocks, la punk-à-chien, la moins-que-rien, la crasseuse, celle qui a refusé la vie de petit commerçant matérialiste et malhonnête célébrée partout, de l’Elysée aux clips de rap. S’il y a une chose qui est insupportable aux yeux des citoyens du Nouveau Monde, c’est bien la Liberté.
Pas de Coupe d’Afrique des Nations, d’attentats ou je ne sais quelle excuse ce soir-là, simplement l’Orange Mécanique du quotidien. “Orange mécanique” signifie inhabituel, bizarre, c’est pour ça qu’Anthony Burgess a choisi ce titre pour son livre. Pour décrire une situation sans précédent. Une anomalie qui nous interroge et nous met mal à l’aise. Ici on est dans l’utra-violence de l’orange bio, l’orange bien-de-chez-nous, A.O.C., calibrée, normalisée, banale.
En arrivant chez moi, devant l’ombre que projette la lune sur le mur du salon à travers les persiennes, sentiment d’être dans un New-York post-apocalyptique des années 80. D’être dans les films de mon enfance. Lorsque je suis né, les métros étaient tout taggés, et les gens écoutaient Nique Ta Mère. Ma génération cauchemarde à l’idée d’une apocalypse, sans réaliser qu’elle a déjà eu lieu, qu’elle a toujours eu lieu.