Souvenirs d’un voyage à Amsterdam avec Daniel et Zacharie à dix-huit ans… 72 heures passées enfermés dans une chambre d’hôtel à déguster des champignons hallucinogènes… Des “colombiens”… Les psilocybes sont des produits dits enthéogènes, qui “génèrent Dieu à l’intérieur”, tout comme les autres psychédéliques : LSD, peyotl, mescaline, ayahuasca, cannabis à haute dose, etc. On les appelle ainsi car ils procurent sentiments de plénitude, unité, communion, et incitent aux prises de consciences spirituelles. Ce sont les vraies drogues, les invitations au voyage, qui ne se contentent pas d’un abrutissement des sens ou d’une euphorie sans but. La Chair des Dieux, Teonnonacatl, comme les appelaient les Mayas.
Dans un smart shop, sorte d’Apple Store tout blanc et minimaliste rempli de produits « naturels » pour se détendre, s’exciter, s’endormir, s’euphoriser, s’oublier ou augmenter ses capacités cognitives, nous achetons donc des barquettes de champignons colombiens frais, conseillés par le vendeur au look de punk-à-chien dreadeux en total contraste avec la propreté du lieu (mais en parfaite adéquation avec les produits proposés). Il parle français. Un Rennais, sûrement. Selon le Smoker’s Guide 2007 officiel d’Amsterdam, « Colombian mushrooms are medium in strength, offering nonetheless a real trip, with plenty of visuals and euphoria »… Tout un programme.
Nous résidons dans un hôtel au confort minimal, à Ijsselbuurt, juste en face d’un coffee-shop. Un escalier minuscule, aux murs couverts de lambris défraîchis, mène à une chambre composée de deux lits doubles, d’une porte, d’un plafonnier fissuré, d’une table en contreplaqué, d’une fenêtre sur cour grisâtre, et de murs en crépis. Ce décor mi-monacal mi-Trainspotting sera notre unique panorama visuel pour les prochaines heures. Cela nous suffira amplement…
Nous sommes un peu effrayés. C’est la première fois que nous allons prendre de la drogue, de la vraie drogue, celle dont on est pas sûr de revenir… Nous avons à peine 18 ans, l’âge idéal pour foutre sa vie en l’air. Nous verrouillons donc la fenêtre, afin de conjurer la légende urbaine du hippie défoncé qui se jette de son immeuble en faisant l’oiseau, et nous décidons le premier soir que je resterais sobre, afin de surveiller Dan et Zach. Dès le second soir, nous décidons d’en prendre tous : j’aurai passé la soirée de la veille à m’ennuyer en lisant le guide vert des Pays-Bas, tout en jetant un oeil de temps à autre à deux semi-légumes se tortillant sur leurs lits, pour lesquels la fenêtre verrouillée semblait un horizon aussi flou qu’inintéressant.
Les champignons crus déballés diffusent une odeur de sous-bois dans toute la chambre. Une barquette chacun, la dose maximum. On les mâchonne, assis sur nos lits, un par un… leur chair est bleue, c’est caoutchouteux, dégueulasse. Le mécanisme d’action des psilocybes consiste à déclencher une crise intestinale, entraînant une sorte de fièvre… On réprime des hauts-le-coeur, puis on s’ennuie pendant trois bons quarts d’heure, un peu barbouillés, en attendant que ça monte. Je lis Le Crépuscule des Idoles de Nietzsche, sans tout comprendre.
Alors qu’on se demande si on a bien respecté les instructions, les coins des murs et les lignes de fuite se mettent à osciller au détour d’un regard, vibrent un peu, prennent une tournure fish-eye, pour soudain retourner à la normale. Des bribes d’H.P. Lovecraft remontent à mon souvenir… les descriptions de lieux cauchemardesques aux « angles anormaux » et à la « géométrie non-euclidienne »… On envisage mieux R’lyeh la Cité Engloutie lorsque l’on est gavé d’hallucinogènes. La géométrie de la pièce se fait moins évidente, prend l’aspect distordu d’une peinture de Van Gogh… Je me lève, fais quelques pas, qui se muent en enjambées de scaphandrier. Le sol est mou. Et tout d’un coup l’on est aspiré hors de la réalité, embarqué par ce que les professionnels appellent une grosse té-mon.
Cette ascension évolue par paliers irrémédiables, par sas de décompression successifs. Sur le mur en face de mon lit, tout texturé de crépis, tout en petits monts et zones d’ombres, apparaissent lettres d’alphabets inconnus et minuscules visages de masques de théâtre antique. Le grain du bois des lambris coule vers le haut, en cascade inversée, chaque noeud formant un micro-tourbillon. Les tapis se séparent en paternes symétriques. Les fleurs de la moquette orange et marron 70’s tournoient et poussent, envahissent les murs. La porte d’entrée s’est décomposée en plusieurs plans en 2D, la poignée et la serrure se retrouvent juste devant mes yeux, au second plan viennent les différents panneaux et soubassements, puis la chambranle, et enfin le cadre de la porte, tout lisse, comme des calques transparents de dessin animé que l’on superpose pour créer un décor… L’abat-jour du plafond se transmute en soucoupe volante pivotant sur elle-même… Le mur prend l’apparence d’une mare verticale formant des cercles concentriques au gré des pulsations de la musique ambiante crachée par l’iPod (High Tone, Mahavishnu Orchestra, Le Peuple de l’Herbe, The Doors).
Le Smoker’s Guide 2007 explique que les champignons « make you think like Plato and feel like Play-Doh », et rien n’est plus vrai. A l’intérieur du crâne, un TGV d’idées qui défile à toute vitesse, mais le corps reste à quai. Les connexions neuronales aléatoires engendrent prises de consciences, fulgurances créatrices et révélations originales, mais il est quasi-impossible de les exprimer. Le temps qu’on arrive à articuler d’une bouche pâteuse un « Tiens, je pense que… », on a déjà sauté vingt idées plus loin, et l’on phase… On phase beaucoup sous champis, et c’est là qu’arrivent les hallucinations. Les objets et gens sur lesquels le regard se pose se modifient au gré des pensées et des émotions. Il suffit de détourner le regard, de secouer un peu la tête, pour que les choses reviennent (à peu près) à la normale, mais dès qu’un détail de votre champ de vision attire votre intérêt, c’est foutu.
Tenir une discussion avec quelqu’un de sobre est un véritable challenge. On doit s’accrocher à la réalité, se concentre pour résister à une force qui cherche à vous projeter à toute vitesse dans une réalité parallèle. On est comme aspiré par le trip, qui semble doué d’une volonté propre et qui vous alpague avec ses tentacules gluants. Mes deux compagnons d’infortune et moi-même avons été catapultés au fin fond de la galaxie, et plus rien n’existe en dehors de notre chambre d’hôtel, petite boîte expédiée sous scellé aux alentours de Betelgeuse ou Antarès, par-delà le temps et l’espace. Nous roulons en continu d’énormes joints d’herbe pure au milieu desquels nous glissons une ficelle brune d’un shit gras baptisé « Double Zéro » qui ne font que rajouter quelques kilomètres à notre satellisation. Je m’assied à la table pour rouler, et regarde à mes pieds : le tabouret s’étire, et je ne sais plus si le plancher est au niveau de mon menton, ou si au contraire je balance tout au bord du Grand Canyon… Sensation physique d’être en-dehors du temps et de l’espace, que derrière la fenêtre, c’est le grand vide cosmique, mais que nous sommes en sécurité, bien au chaud, protégés dans cette petite chambre cartoonesque… Cartoon est le mot : tout le décor est un dessin animé surréaliste genre les Zinzins de l’Espace. Les couleurs sont criardes, les meubles déformés, toute action prend une dimension burlesque et un peu absurde. Une inquiétante étrangeté domine. On prend les traits de personnalité maniaco-schizoïdes de Bugs Bunny, des Animaniacs ou d’Oggy et les Cafards. On reste perplexe et ahuri, à mi-chemin entre la panique et l’éclat de rire, soudain piégé à l’intérieur d’une bande-dessinée délirante comme dans le jeu Comix Zone sorti en 1995 sur Megadrive.
La distorsion temporelle génèrent une impression d’absolu : on a toujours été défoncé, et on ne redescendra plus jamais. De légères crises d’angoisses ponctuent le voyage : on se dit que c’est foutu, on essaie de rationaliser, d’imaginer sa nouvelle vie de psychotique perpétuel, les déjeuners familiaux, les partiels, les entretiens d’embauche, la vie de bureau… Il va falloir s’adapter, c’est quand même handicapant d’halluciner toutes les dix secondes… ça ne va pas être facile mais avec du courage rien d’impossible, me dis-je. Heureusement, l’oeil est vite attiré par la forme étrange d’une chaise (pourquoi les chaises ont-elles quatre pieds ?!) ou les traces beiges laissées dans l’air par une main en mouvement, et l’on passe instantanément à autre chose.
Les psychédéliques sont un retour en enfance : tout redevient nouveau, toute sensation est à explorer, tout est intéressant. Vautré en caleçon sur mon lit, je passe ma main sur les rugosités du drap en m’extasiant, le regard fixe…
Je déconseille cependant de trop laisser s’attarder le regard sur les êtres humains autour de vous sous peine de les voir se déformer, dégouliner, prendre des traits animaux, de jouets en plastique passés au micro-onde, d’entités démoniaques ou de mobilier design… Découragé par Zacharie qui, couché à la romaine sur son lit, s’est liquéfié jusqu’à former de gros bouillons sur la couverture tandis que son visage s’étire en une ignoble grimace mi-rongeur mi-Jabba le Hutt, je décide d’agir en Grec et de saisir mon Destin : je me lève, torse bombé, et d’un pas volontaire, je pénètre dans la salle de bain qui irradie d’une lumière malsaine…
Erreur de débutant : à peine entré, je tombe nez à nez avec mon reflet dans le miroir qui happe direct l’intégralité de mon attention. C’est d’abord une version idéale de votre serviteur qui m’accueille, cintrée d’un léger halo, un Moi héroïque, doré, rayonnant, solaire. Mais ça ne dure pas. En me rapprochant, je commence à scotcher sur les différentes imperfections de mon visage, qui prennent des tournures grotesques et rabelaisiennes… Mes points noirs purulent, mon nez enfle, mes cernes coulent, ma peau verdit… Appuyé sur le rebord du lavabo, gueule à 10 cm du miroir, en sueur, je contemple un cadavre réchauffé, un memento mori interactif, un portrait de Dorian Gray, une radicale vanité qui me rappelle que je ne suis qu’un être-vers-la-mort, une charogne en puissance, déjà festin pour les asticots…
Mais je ne fléchis pas, je décide d’aller au bout du trip, de faire face à ce double maléfique pour le transcender, pour voir ce qui se cache derrière, pour contempler mon inconscient à l’état brut… Je force mon esprit à balayer d’un revers psychique le reflet pourrissant qui s’offre à moi, pour sonder mon âme. Je ne suis pas si laid que ça, enfin… La beauté est une construction sociale, voyons… Je finis par reprendre une apparence normale, mais je me recouvre alors de flammes, puis de merde, puis de mouches, comme un mec de droite dans un dessin de Plantu… Tout s’éclaire… Je me suis toujours consumé, incandescent-né, baignant dans l’acide chlorhydrique, nageant au milieu d’une bassine remplie de seringues usagées, une boule de magma au fond du ventre toujours à gronder, une rage dévorante m’interdisant toute stagnation… Je comprends enfin, par un détour synaptique ultra-rapide aux confins de mon cerveau fiévreux, sans pouvoir rien verbaliser ni rationaliser, qui je suis, et pourquoi je suis.
Je prends conscience de mon statut social d’outcast à perpétuité, depuis la maternelle, cette caste d’écorché vif qui me colle à la peau, cette inadaptation au monde, cette étanchéité radicale me séparant de mes semblables, comme si j’étais recouvert d’une matière puante et invisible… Hérétique total, mis au pilori, bossu, lépreux, sorcier, intouchable invisible, sadhu nu et couvert de cendres, fakir clouté et béat… J’ai toujours été à coté du monde.
Je distingue soudain une forme derrière mes épaule, qui émerge de l’ombre, présente en réalité depuis le début… Un visage humain similaire au mien, mais habité par d’immenses yeux jaunes, cerclé d’une crinière de lion rouge vif derrière laquelle s’agite une longue queue de scorpion, au dard verdâtre et luisant… J’ai joué à Magic: The Gathering et à Donjons & Dragons, je sais qu’il s’agit d’une Manticore, monstre mythique anthropophage… Ma part d’ombre. Mon daemon. Ma boule de magma. Mes instincts chthoniens et pulsionnels incarnés en un patronus inversé, qui verserait vers l’épouvantard… Elle me lance un sourire tout à la fois mauvais et complice, dévoilant ses dents pointues. C’est la première fois que je la vois. Elle hantera mes rêves pour longtemps après ça. Mon gros chat venimeux…
Les psychédéliques ne sont pas des drogues faites pour tout le monde, car tout le monde n’est pas fait pour découvrir qui il est. Les Anglais ont une expression : « to have a monkey on your back », pour décrire une nuisance, une addiction, un problème personnel à gérer. Moi j’ai droit à un monstre d’heroic-fantasy sur le dos… Je comprends que je fais face à l’incarnation d’une énergie phénoménale, mais qui peut très vite se retourner contre moi. On se fixe sans rien se dire pendant… 5 minutes ? Une heure ? Je n’ai pas peur. Elle a en réalité toujours été là, et je sens qu’au fond, elle ne me veut pas de mal. Ce que je ne sais pas, c’est que je mettrais des années avant de cesser de la fuir ou de me battre contre elle, pour enfin me décider à l’accepter à mes côté, cette force de la nature, amorale et bouillonnante. Au bout d’un temps, je finis par me retourner, comme Orphée échappé des Enfers : plus rien, sinon une porte fermée… Mon Eurydice angora s’est évaporée. Je m’exfiltre de cette Salle de l’Esprit et du Temps improvisée. Impression écrasante d’avoir déchiré un bout du décor de la réalité, et de voir l’espace d’un instant les coulisses, tous les engrenages et les poulies de mon fonctionnement intime, mes ressorts primaires, et ce n’est pas une sensation très agréable.
Au salon, l’heure est grave, mes camarades sont aux abois : le stock de beuh est au plus bas et pire encore, nous n’avons plus de feuilles. On décide de m’envoyer en mission ravitaillement au coffee-shop d’en face. Dan et Zach resteront à la fenêtre, à surveiller mon épopée. Je réussis presque par hasard à enfiler un manteau et mes Converse sales, puis je bringuebale à travers les escaliers de l’hôtel, et me retrouve sur le trottoir. J’ai une rue à traverser pour atteindre la Terre Promise. La traversée de la Mer Rouge eut été plus simple. De foudroyantes lumières jaunes déferlent à droite et à gauche, dans un boucan infernal. Des voitures pilotées par des Néerlandais policés, qui ne doivent en réalité pas dépasser les 40km/heure…
S’il était possible de garder un soupçon de concentration dans la tranquillité de la chambre d’hôtel, le brouhaha visuel et sonore de la rue désagrège en revanche tout ce qu’il me reste de neurones. J’essaie de distinguer la couleur des feux de circulation… Le petit bonhomme de l’autre coté de la rive a l’air rouge, mais tout ça n’est pas clair. Je comprends mieux pourquoi Van Gogh a un musée attitré à Amsterdam. Me voilà plongé en plein tableau impressionniste, option son et lumière. Toutes les couleurs bavent ou éclatent, les bruits se mélangent, les réverbères se tordent. Je profite d’un passant qui traverse pour me coller à lui en titubant, et j’atterris sain et sauf de l’autre côté.
Je me retrouve devant le Coffee-shop, menaçant, insalubre, ténébreux, fenêtres closes. Il prend des tournures d’Arbre Mojo dans Zelda : Ocarina of Time. Je pousse la lourde porte en bois humide et toute collante de saleté, et décide d’improviser. A l’intérieur, un tripot sombre tout en boiseries et fioritures façon brasserie bavaroise mâtinée de cantina de Tatooine. A travers un rideau de fumée, les racailles et les dreadeux qui composent l’intégralité de la clientèle me dévisagent en tirant sur d’énormes deux-feuilles et je sombre dans une paranoïa aigüe. Leurs petits yeux jaunes luisent dans la pénombre. Des hordes de gobelins avides et ricanants. Surtout, faire comme si de rien n’était, ne pas attirer leur attention. Ils n’ont pas vu que j’étais raide. Se camoufler, mimer leurs codes. J’essuie sur mon jean ma main encore poisseuse à cause de la poignée de porte. Ils n’attendent qu’une erreur de ma part pour m’emporter dans l’arrière boutique et me terminer au tournevis après m’avoir ligoté sur une chaise même pas ergonomique, ou pire encore, pour me livrer pieds et poings liés à leurs maîtres… C.I.A. ? Extra-terrestres ? Annunakis ? Mieux vaut ne pas y penser.
Je me redresse, et j’avance d’un pas que j’imagine assuré vers le comptoir, pour y coller ma carte d’identité d’un coup sec et un peu trop brutal. Ce qui a pour effet d’attirer la tenancière, une flamande au décolleté massif et à l’air blasé qui me demande des choses dans son dialecte qui fait groute groute groute… « HeLlO, I wOuLd LikE tO bUy leAvEs aNd wEed pLeAse… » Articuler est un défi et ça se voit. La vendeuse, dont les seins enflent en même temps que les oreilles, hausse les épaules et me tend un menu de restaurant graisseux le long duquel s’étalent des dizaines et des dizaines de sortes d’herbe et de shit différents, aux noms savants et imagés (Jack Herrer, Nether-Dope, Black Afghan, Northern Lights…), le tout en néerlandais. Tout se mélange, je n’y comprends rien, les lettres tournicotent, les chiffres s’enfuient et les pages deviennent interactives, réagissant au contact de mes doigts. Après une éternité d’errances typographiques, je finis par sortir des billets en pointant le Super Himalaya et la Lemon Haze à la vendeuse avant que ce menu graisseux ne me fonde entre les mains…
Je récupère les sachets, les feuilles, la monnaie, ma carte d’identité, je vérifie mille fois que je n’ai rien oublié, je regarde par-dessus le comptoir, par terre, je remets ma carte d’identité dans sa poche habituelle, je sors mon portable pour le remplacer par l’herbe, et le range ailleurs, non, ça ne va pas, je recommence tout, carte d’identité dans le portefeuille, et je m’enfuis avant que les clients ne me dévorent, avec l’impression d’être une mule à l’aéroport de Bogota …
En ouvrant la porte de la chambre d’hôtel, encore incrédule à l’idée d’être sain et sauf, je vois mes deux co-équipiers dos à moi, le visage collé à la fenêtre. Ils se retournent, surpris. Je ne sais pas ce qu’ils voyaient à travers la vitre, mais ne m’ont pas vu revenir. A les entendre, cela fait des heures que je suis parti. Ils étaient abandonnés, ils ont eu le temps de se faire mille films, j’avais disparu dans les couloirs du temps… Combien de temps s’est-il écoulé ? Mystère. En sortant les feuilles et le matos, tout est vite oublié, et ils m’accueillent en messie.
Le problème principal des champignons, c’est que c’est long. Entre 6 et 8 heures de vol. L’atterrissage se fait tout comme la montée, par paliers hésitants et piégeux… C’est une dégringolade d’escaliers, on pense être redescendu, on retrouve un peu ses esprits, et puis non, une nouvelle micro-gifle vous repropulse vers les étoiles. On se couche sur son lit, lassé, et les yeux fermés privés de sources d’inspiration sont livrés à toutes les chimères possibles, à un jus de crâne anarchique et tourbillonnant, comme si on avait 40° de fièvre. Des successions de formes colorées et iridescentes mutant à toute vitesse vous empêcheront de trouver le sommeil. Alors on se relève, et on attend.
Nous avions ingéré nos barquettes à 17h : il est maintenant 1 heure du matin, et nous sommes toujours traversé de crises mystiques et hallucinées… Les spasmes mentaux s’espacent, puis d’un coup, tout redevient calme : c’est comme si on émergeait d’un rêve. On est pâteux, fatigué, perdu, mais détendu, apaisé, perplexe et un peu nostalgique. On se demande si tout ça a bien existé… Tout était si étrange, et voilà que d’un coup, tout semble si normal… On recolle au réel. Nous décidons de sortir marcher un peu. L’air d’un soir de juillet rafraîchit nos visages, les lumières des vitrines et des réverbères sont vives, le clapotis de l’eau des canaux rassurant. Même le coffee-shop semble inoffensif. Nous sommes heureux d’avoir vécu ce trip ensembles, et d’en être revenus. Nous nous racontons nos expériences mutuelles, mais les mots nous manquent.
On ne ramène presque rien du royaume des Dieux. Les souvenirs sont flous, incohérents. Tout ce qu’on a pu créer, écrire, enregistrer, filmer ou dessiner durant le voyage ne donne une fois sobre qu’un résultat médiocre, nul et non avenu. C’est aussi ce qui fait tout la valeur de l’expédition spirituelle. C’est une odyssée qui ne laisse de traces que sur l’inconscient.
Je mettrais plusieurs semaines à me remettre de cette affaire, restant tout l’été dans un état contemplatif et béat, à faire du canoë dans la Manche, seul entre les vagues et le soleil. Il est évident que cette expérience m’a changé, a twisté définitivement quelque chose dans mon rapport au monde, sans que je ne sache très bien quoi…
Elle m’a d’une certaine façon, fait passer à l’âge adulte, dans une sorte de rite de passage post-moderne. Les Babtous partent à Amsterdam à leur majorité. Mes névroses d’ado ont considérablement diminué (et je me suis immédiatement empressé de les remplacer par de nouvelles névroses d’adultes).
C’est donc, il est important de le préciser, une des rares drogues dont certains effets secondaires sont potentiellement permanents. Une de celles qui peuvent faire de vous quelqu’un de plus… « intéressant » sans votre consentement. Ce qui sera potentiellement une bonne ou une mauvaise nouvelle, à vous de juger jusqu’où exactement vous souhaitez devenir « intéressant »… Je ne les recommande à personne. La plupart des scientifiques qui ont expérimenté les psychédéliques dans les années 60 (Timothy Leary, Richard Alpert, John Lilly…) sont devenus par la suite fous furieux, ou pire encore, hindouistes.